LITTÉRATURE FRANÇAISE
Avec Né d’aucune femme, cet ancien enseignant en horticulture connaît un grand succès public. Rencontre à distance avec Franck Bouysse, entre renard boiteux et poules alertes, entre confessions pudiques et rêveries solitaires.
ous sommes au milieu de cette terre de France un peu déserte, un peu perdue, un peu oubliée et tant mieux pour nous. Lui, dans la HauteCorrèze minérale de son enfance, reclus dans une maison qu’il retape, occupation majeure de cet ancien enseignant en horticulture quand il n’écrit pas. Moi-même, en Berry, entre plaines et bois. Le ciel ressemble ce matin-là à une mer gelée. Il pleut mais cela ne se voit pas à travers la vitre. Pluie fine et invisible. La campagne, cette éternelle attente – mais de quoi ? –, réchauffée au feu de bois. Un renard boiteux passe devant la fenêtre. Des poules caquettent à l’autre bout du fil. Que ne se rencontrent-ils pas ? Je songe à un FaceTime, sanglant. Les poules, les compagnes d’isolement de Franck Bouysse, l’auteur de Né d’aucune femme, plusieurs traductions en cours dont une aux États-Unis, 110 000 exemplaires vendus en librairie m’annonce- t- il, comme tétanisé devant un tel chiffre. Un tel score. Succès inattendu ? Pas tout à fait si l’on sait que ses trois précédents romans, Grossir le ciel, Plateau et Glaise, ont joué à la courte échelle.
SHERPA EN HAUTE ALTITUDE
Le romancier Franck Bouysse est né d’aucune panne. L’envie d’écriture a toujours été là, avec ces mots que lui ont enseignés son père et ses grands-pères agriculteurs et meuniers. Nommer les plantes, les fleurs, les arbres, c’est mettre en scène l’indicible, c’est se revêtir d’une peau de mots qui sera plus tard utile, en dépit de l’incompréhension familiale. Chez les parents, les grands-parents, du côté de Pompadour, au nord de Brive, cela revient à se décréter chasseur de nuages, autant dire traqueur de chimères voué à la ruine, à la déshérence, au déshonneur. Chez les Bouysse, on ne mangeait pas de ce pain-là. Mais une grippe « carabinée » soignée à coups d’ordonnances littéraires – L’Île au trésor, Moby Dick, L’Odyssée –, prescriptions
« JE SAVAIS QUE LA LITTÉRATURE SERAIT L’HISTOIRE DE MA VIE, MAIS JE NE SAVAIS PAS » COMMENT ET À QUEL MOMENT CELA ARRIVERAIT
établies par une grand-mère complice, le guérit de l’indécision et de la tentation de la capitulation. Franck Bouysse fait voeu d’entrer plus tard en littérature comme d’autres en religion. « Il s’était passé quelque chose au fond de mon lit. Je me suis dit, c’est exactement ce que je veux faire. Je savais que la littérature serait l’histoire de ma vie, mais je ne savais pas comment et à quel moment cela arriverait. À la maison, on me répétait que je devrais exercer plus tard un vrai métier, sous-entendant que l’écriture n’en était pas un. Je n’en veux pas à mes parents, je les comprends, ils venaient d’un milieu de dur labeur et étaient parvenus à s’en sortir un peu. C’est ainsi que je me suis retrouvé enseignant en horticulture. »
Frank Bouysse lisait beaucoup, le soir, sous les draps, persuadé qu’il ne lâcherait jamais la grande affaire de sa vie, commençant à écrire à ce moment-là, se nourrissant aussi bien d’Arthur Conan Doyle que de Stéphane Mallarmé, de Shakespeare que d’Hergé, de Guy de Maupassant que d’Edgar Allan Poe. Des têtes d’affiche pour une forte tête. Puisque aucun lettré n’était à demeure pour le guider, autant s’improviser sherpa en haute altitude, jusqu’au « plus grand de tous, William Faulkner, qui a complètement détruit la possibilité du roman en léguant aux écrivains le loisir de tenter de rebâtir quelque chose sur ces ruines. Faulkner, Cormac McCarthy et quelques autres m’ont permis d’explorer des mondes différents ».
UNE ÉCRITURE ORGANIQUE
Les personnages de Franck Bouysse, auxquels il « prête sa peau », sont habités de haines recuites, de sorts jetés, de damnations transmises de génération en génération. « Je viens d’endroits reculés et je crois que ma façon d’agencer les mots provient de là. Si je me suis intéressé au départ à la biologie végétale, c’est qu’il y avait en moi cette espèce d’atavisme qui me rattachait à ma terre. J’en ai retenu des noms, des mots, mais davantage pour la poésie qui s’en dégage que pour leurs sens propres. Il me semble que le terreau de l’écriture, cette façon organique de la travailler, me vient vraiment de cette mastication des mots, de mon amour pour eux. »
Cet admirateur de pure littérature plus soucieuse de la langue que de l’histoire a fini par changer d’avis : « J’ai compris que, pour toucher les lecteurs, il fallait aussi une histoire. Je me souviens avoir lu il y a très longtemps chez mes parents un recueil de faits divers dans lequel figurait l’histoire d’un homme ayant vendu l’une de ses quatre filles. Pourquoi a- t- elle ressurgi trente ans après ? Pourquoi estelle la matrice de Né d’aucune femme ? Pourquoi ce prénom, Rose, a-t-il jailli un matin, m’indiquant la voie à suivre ? Je n’en ai aucune idée. Dostoïevski disait : “Je n’ai pas d’imagination. L’imagination, c’est l’art de recomposer sa mémoire.” Il faut du temps au romancier pour que plein de petits morceaux épars surgis du passé s’amalgament pour former un livre. Au départ, je n’ai absolument rien, pas même une demi-page. Puis, soudain, une image m’apparaît comme si le livre à venir était déjà en germe depuis l’enfance. L’écriture est prête. Je remplis alors mes cahiers d’écolier de mots qui me viennent, toujours écrits au stylo-plume… Je ne sais pas toujours pourquoi ils sont là. »
TOUJOURS EN MUSIQUE
Franck Bouysse se réveille à 4 heures du matin, et lit jusqu’à l’aube. « J’ai besoin que quelque chose se déplie en moi, autour de moi, alors que la lumière du jour s’installe peu à peu. » La lecture, assure-t-il, le nettoie de l’écriture. Puis ce solitaire se met à sa table pour écrire, quatre heures, pas plus. Toujours en musique. Les Suites de Bach pour Né d’aucune femme. Sept jours sur sept, qu’il soit en déplacement, chez lui, à Limoges, ou dans son refuge corrézien.
Nous allons nous quitter. Le renard boiteux s’est éloigné de ma fenêtre, les poules à l’autre bout du fil se sont tues, comme si chacun s’était donné le mot. Après mon appel, Franck Bouysse continuera de retaper sa maison, puis il ira couper du bois pour se chauffer, et ira à la cueillette des champignons. « Ce soir, je me servirai un verre de vin, j’allumerai ma cuisinière et me ferai une omelette aux cèpes. Puis je relirai ce que j’ai écrit ce matin. Quelques pages de mon livre à venir qui sortira à l’automne prochain. Un roman beaucoup plus contemporain dans un drôle de lieu. Ce sera sûrement mon roman le plus ambitieux. » Bon qu’à ça, comme disait Beckett. Et c’est déjà beaucoup.