L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN
Jean-Claude Grumberg
Récompensé par six Molière, le dramaturge et écrivain est sans doute l’auteur contemporain le plus joué aujourd’hui dans le monde. Son dernier ouvrage, La Plus Précieuse des Marchandises, connaît un succès auquel il ne s’attendait pas, resté longtemps parmi les meilleures ventes.
L’étroit ascenseur de l’immeuble où Jean- Claude Grumberg réside depuis quarante-cinq ans indique que l’on peut y tenir à quatre. Ce qui semble hautement improbable. Une fois que les deux envoyés de Lire ont réussi à s’en extraire, ils découvrent devant eux un homme délicieux et volubile. Comme sa défunte épouse Jacqueline, le dramaturge et conteur est un enfant du 10e arrondissement de Paris. Celui qui a vu le jour rue de Chabrol n’a désormais nulle envie de quitter le 6e arrondissement et un appartement débordant de livres et de souvenirs. Dès l’entrée, l’oeil s’arrête sur plusieurs exemplaires d’Aftalion, Alexandre d’Emmanuel Bove au Dilettante. Un texte qu’il offre volontiers à qui ne le connaît pas encore. Bove, dont il a adapté Le Piège pour la télévision ; il y a plongé grâce à Pierre Dumayet, l’un des créateurs et présentateurs de Lectures pour tous, la première émission littéraire de la télévision française.
HUGO ET TOLSTOÏ, LES MAÎTRES
Au mur, on remarque deux lithographies en noir et blanc de Félix Vallotton, artiste dont il collectionne les oeuvres. La signalétique des pièces ne manque pas d’humour. Impossible de rater la salle de bains avec, sur la porte, une illustration représentant un vieux monsieur dans sa baignoire. Ni les toilettes où, sur une affiche, une citation de Wilhelm Reich est associée à la photo d’un bébé dodu et curieux de son anatomie. Dans la cuisine, avec son carrelage bleu et ses reproductions de Chagall, Bosc et Chaval, Jean- Claude Grumberg a entreposé trois des six Molière du meilleur auteur qu’il a reçus pour ses pièces Zone libre, L’Atelier ou Vers toi terre promise.
Le salon, où nous nous asseyons pour prendre le thé et continuer de discuter pendant que notre photographe déploie son matériel, est plein comme un oeuf. La bibliothèque de la pièce, présentant des objets singuliers et des portraits en noir et blanc de sa fille Olga, est dévolue à la littérature et aux livres d’art. L’ensemble n’étant pas classé, « par flemme ». Moby Dick de Melville, nous dit-il, lui a « à tout jamais interdit d’écrire des romans ». Ses goûts l’ont porté vers « les Juifs américains et les Juifs russes », les nouvelles de
Malamud et Tchekhov, Vie et Destin de Grossman ou l’intégrale de Saul Bellow. La littérature française, il y est venu sur le tard. Il n’y avait aucun livre chez sa mère. Il allait en emprunter à la bibliothèque du quartier, à raison de neuf volumes par semaine qu’il choisissait
« au pif » ! Parmi les moments marquants, il cite l’éblouissement procuré par « l’intensité » de Mademoiselle Irnois de Gobineau ou par Les Misérables. La
« grande aventure » d’un Victor Hugo qui lui « a fait toute la vie » à travers
« son théâtre, ses poèmes, sa visite au chevet de Balzac mourant » . Hugo restant à ses yeux l’un des « maîtres du monde » avec Tolstoï : deux « autorités morales uniquement liées à leur parole » qui sont « allées jusqu’au bout ».
LE SOUCI DE RENDRE JUSTICE
En littérature, l’auteur des Vitalabri illustré par Ronan Badel trouve qu’il est beaucoup plus simple « de cracher sa haine comme Céline que de dire son amour comme Giono ». À 14 ans, raconte-t-il, il brûlait de rencontrer des gens de son âge. Quand il commence à jouer dans une troupe amateur, il n’a jamais mis les pieds dans un théâtre. Ne pense à rien, ne se projette dans rien. La chance a été de son côté. Lorsqu’il croise la route de celle qui sera la femme de sa vie, et quand il intègre La Compagnie Jacques Fabri. C’est l’époque des petits rôles, d’un travail d’aide régisseur. Il s’ennuie tellement en tournée qu’il adapte une nouvelle de Tchekhov. Sa version du Duel n’a pas pris une ride : elle a encore été programmée cet été dans le Off à Avignon.
Des pièces, il commence à en écrire deux qui ne sont jamais jouées, mais dont il trimballe avec lui les tapuscrits. Marcel Cuvelier, le premier à avoir monté Ionesco, demande à les lire. S’emballe pour Demain une fenêtre sur rue et Chez Pierrot. Met en scène l’affaire « pour deux francs six sous ». La machine est lancée. Elle continuera sans difficulté jusqu’à L’Atelier. Lorsqu’il est démangé par le besoin de parler de sa mère, de la disparition de son père arrêté par les miliciens et déporté à Drancy avant de finir ses jours à AuschwitzBirkenau, des Juifs. Avec un souci « de rendre justice et pas d’en faire des héros ».
On pourrait l’écouter pendant des heures. L’interroger sur ses rapports avec François Truffaut, dont on aperçoit la reproduction de la couverture de la Correspondance dans la bibliothèque de son bureau donnant sur la cour. Là où il écrit à la main « sur des feuilles, des trucs », avant de dicter parce que personne n’est capable de le déchiffrer. Le cinéaste, il l’a aidé pour Le Dernier Métro. Ils ont entretenu une « relation livresque » et envisagé d’adapter Monsieur Paul d’Henri Calet. Finalement, le créateur d’Antoine Doinel lui a expliqué dans un restaurant de la rue des Canettes que « le projet coûtait trop cher et que le livre finissait mal » !
UN SUCCÈS INATTENDU
Il est émouvant de l’entendre affirmer qu’il se sent « de plus en plus un survivant » et qu’il ne faut cesser de retourner vers le Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, qui fait « entrer dans la machine », et Le pitre ne rit pas de David Rousset, qui permet « de trouver le chemin de la folie » . Grumberg a beaucoup écrit pour la jeunesse mais n’a pas cherché « à arranger la sauce » pour que La Plus Précieuse des Marchandises soit seulement un conte pour enfants. Ce succès « inattendu, pas recherché », a été le premier livre publié par la collection « La Librairie du xxi e siècle » de son voisin Maurice Olender, pour fêter sa trentième année d’existence. Un succès qui tombe « au pire moment » de sa vie puisqu’il ne peut le partager avec Jacqueline. D’elle, il nous montre une magnifique photo. Un tirage argentique raté donnant l’impression qu’ils se superposent, ou qu’elle sort de sa tête. Quel sera son prochain livre ? « Je vais essayer de faire quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas », conclut ce grand monsieur attachant en diable qui a toujours « quelque chose qui le gratouille
et le chatouille ».
Que ce soit Emmanuel Ruben, par le biais d’une magnifique odyssée à bicyclette, ou Laurent Gaudé, avec une épopée en vers libres, les deux écrivains se rejoignent, sous une forme différente, pour rendre un même hommage à l’Europe.
Le narrateur de Sur la route du Danube, d’Emmanuel Ruben – dont il est bon de se souvenir qu’il a une formation de géographe –, décide, avec un ami, de remonter le Danube à bicyclette à partir d’Odessa. « Ce livre est le fruit d’une triple passion. Passion pour la géographie d’un fleuve roi, le Danube, passion pour un vieux sport, la petite reine, élevé au rang de genre de vie et d’art de voyager, mais aussi passion pour l’histoire d’un vieux continent, l’Europe, l’homme malade de la planète […]. Cette Europe, qui s’est suicidée tant de fois et qui meurt aujourd’hui à petit feu, n’aura pas de troisième chance si elle s’autodétruit de nouveau. » Au terme des 4 000 kilomètres de ce voyage effectué tout en restant assis, l’on se dit, comme le narrateur, que « tel le cycle des eaux, un livre comme celui- ci ne devrait pas avoir de fin ».
« LA FILLE DE L’UTOPIE »
Les premières phrases de Nous, l’Europe, banquet des peuples, de Laurent Gaudé font écho à Ruben : « Depuis quelque temps, l’Europe semble avoir oublié qu’elle est la fille de l’épopée et de l’utopie. » L’auteur tente de lui en faire retrouver le goût, en seize stations. On passe par plusieurs étapes, du « charbon lumière » au « traité pour naissance », au sortir de la ruine et des cendres. Après un éphémère Printemps à Prague dont on attend le retour, il y a une première joie : « Ce qui vient maintenant, c’est la joie./ Elle est là et pousse à pleine force./L’Europe s’est débarrassée de ses patriarches fascistes, Mais il reste les régimes de l’Est. » Solidarnosc s’active. Il faudra toutefois attendre des années encore et la chute du mur de Berlin, en 1989, pour que s’ouvrent « deux immensités l’une à l’autre ». « Sidérées de pouvoir s’avancer l’une vers l’autre et s’embrasser./ Vous parlez d’un élargissement trop soudain ?/ Mais comment était-ce possible ? » Aux frères retrouvés, on ne dit pas « Attendez ». L’enthousiasme de Laurent Gaudé est communicatif. Comme Emmanuel Ruben et son périple, il transmet son désir d’ « ardeur » et d’ « élan » pour que l’Europe, de nouveau, « s’anime ».