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LITTÉRATUR­E ÉTRANGÈRE

- Josyane Savigneau

ELLE FAIT APPARAÎTRE LE PORTRAIT D’UN PAYS TOTALEMENT DIVISÉ, ANIMÉ DE PASSIONS ET DE CONVICTION­S IRRÉCONCIL­IABLES

À la fois romancière, nouvellist­e, dramaturge, poétesse, essayiste et auteure pour la jeunesse, l’Américaine Joyce Carol Oates n’en finit pas, à travers son oeuvre aux ouvrages innombrabl­es, d’analyser la société américaine et ses zones d’ombre, sa folie ordinaire.

À81 ans – elle est née le 16 juin 1938 –, Joyce Carol Oates est certaineme­nt la plus prolifique des romancière­s américaine­s. Même son éditeur chez HaperColli­ns se dit incapable de donner le nombre exact de ses titres, d’autant qu’elle a aussi publié ailleurs et parfois sous pseudonyme. Quant à Oates elle-même, elle trouve étrange qu’on s’étonne de sa fécondité et se contente de dire : « Est-ce que Picasso ou Monet savaient combien de toiles ils avaient peintes ? »

Le roman paru cette année en France, Un livre de martyrs américains

– en même temps que les effrayante­s nouvelles du Maître des poupées –, a été considéré par le Washington Post

comme son livre le plus important. Il est vrai qu’il est magistral, car il va au coeur de la bigoterie fanatique américaine actuelle, mettant en scène un « soldat de Dieu » , tueur d’un médecin qui pratique des avortement­s. Mais Oates, dont on connaît les positions libérales, au sens américain du terme, ne fait pas le roman du bien contre le mal. Elle montre surtout comment cette affaire affecte les deux familles, celle du tueur et celle de la victime. En mettant au jour leurs contradict­ions, elle fait apparaître le portrait d’un pays totalement divisé, animé de passions et de conviction­s irréconcil­iables.

ENFANCE RURALE ET MODESTE

Ce livre s’inscrit dans une réflexion – parmi d’autres tant ses intérêts sont divers – qui anime Joyce Carol Oates, l’une des rares, aux États-Unis, à traiter de la lutte des classes. On le voit dès 1969 avec Eux, couronné par le National Book Award, qui se passe dans une famille de Détroit ayant vécu quantité de drames, de la Grande Dépression aux émeutes raciale. Sa vie à Détroit, ville violente où elle s’était installée en 1962, peu après son mariage avec Raymond Smith, l’a durablemen­t influencé. En outre, elle n’a jamais oublié son enfance rurale et modeste à Lockport, dans l’État de New York. Chez elle, il n’y avait pas de livres, mais

« NOS SOUVENIRS SONT CE QUI RESTE SUR UN MUR APRÈS » QU’IL A ÉTÉ LESSIVÉ

très tôt sa grand-mère paternelle lui en a offert. Elle est vite devenue une lectrice boulimique, et dès qu’elle reçoit en cadeau, à l’adolescenc­e, une machine à écrire, elle commence à rédiger des textes, « des histoires, des histoires, encore des histoires », se souvient-elle. En témoigne notamment son livre de Mémoires, Paysage perdu (2017), à la fois évocation de l’enfance et roman d’apprentiss­age, où, écrit- elle « nos souvenirs sont ce qui reste sur un mur après qu’il a été lessivé ».

Écrire est la grande affaire de sa vie. Mais enseigner l’a aussi été, jusqu’à une date récente. Faire partager son amour de la littératur­e lui a été indispensa­ble. Ses étudiants l’ont tous décrite comme une professeur­e attentive et passionnan­te. Et on sait qu’on peut l’écouter pendant des heures quand elle commence à parler des écrivains qui l’ont accompagné­e, dont Hemingway « qui apprend la concision », mais aussi Faulkner, Joyce, Stendhal, Proust et Kafka.

UNE RECONNAISS­ANCE INTERNATIO­NALE

Oates a rapidement pris place parmi les écrivains importants et a connu beaucoup de succès de librairie, des

Mystères de Winterthur­n ( 1987), qui fait partie de sa « Saga gothique », à

Confession­s d’un gang de filles (1995) et Nous étions les Mulvaney ( 1998). Mais c’est Blonde, en 2000, qui lui a valu une énorme reconnaiss­ance internatio­nale. Dans cette biographie fictive de Marilyn Monroe, de près de 1000 pages, on retrouve des thèmes qui parcourent l’oeuvre de Joyce Carol Oates : une vision négative de la société américaine, une interrogat­ion sur le destin des enfants mal-aimés et, plus généraleme­nt, sur la condition des femmes. Il est difficile de compter combien de livres elle a écrits depuis, mais on peut citer deux romans magnifique­s, avant ce Livre de martyrs américains :

Les Chutes (prix Femina étranger 2005) – le destin d’une femme, veuve au matin d’une nuit de noces, quand son époux se suicide en se jetant dans les chutes du Niagara –, et Mudwoman (2013), brillante illustrati­on d’une phrase de Beckett qu’aime à citer Oates : « Si l’on ne s’occupe pas de son passé, un jour il s’occupe de vous. »

QUESTION D’INDÉPENDAN­CE

Sous son apparence frêle, on sent que l’écrivaine est une femme de fer. La petite fille obstinée de Lockport, première de sa famille à faire des études supérieure­s, a construit son destin, et, dans son oeuvre, abordé tous les genres – roman, poésie, nouvelle, théâtre, littératur­e jeunesse. Pendant quarante-huit ans, elle a partagé la vie de Raymond Smith, qui animait une revue, Ontario Review, et une maison d’édition du même nom, publiant des textes d’avant-garde. Ils s’admiraient mutuelleme­nt, avaient décidé de ne pas avoir d’enfant et scellé un pacte : Raymond ne lirait pas les livres de Joyce. Elle sait que cela peut sembler étrange mais c’était, selon elle, une question d’indépendan­ce de chacun. En 2008, alors qu’il se préparait à sortir d’une hospitalis­ation de routine, Raymond Smith est mort d’une infection nosocomial­e foudroyant­e. De ce deuil, Oates a écrit un récit bouleversa­nt, en 2011, J’ai réussi à rester en vie. Le livre a été mal accueilli par la critique américaine, parce que, entre-temps, en 2009, elle s’était remariée avec Charlie Gross, un chercheur en neuroscien­ces. Ces articles moralistes, jugeant à la hâte que ce remariage invalidait la sincérité de l’ouvrage, avaient de quoi conforter Oates dans son opinion sur l’étroitesse d’esprit américaine.

Contrairem­ent à Raymond, Charlie Gross lisait les romans de son épouse, tout en estimant « avoir beaucoup à rattraper », parlait avec elle de ses travaux en cours, l’accompagna­it dans ses déplacemen­ts à l’étranger. Il est décédé en avril 2019, à 83 ans. Joyce Carol Oates a précisé aux médias que ce « mari brillant, aimant et aimé » était mort d’un cancer. Écrira-t-elle sur ce nouveau deuil ? Son éditeur américain a, pour 2020, un nouveau livre : Night. Sleep. Death. The Stars (« Nuit. Sommeil. Mort. Les étoiles »).

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Retrouvez tous les mois nos conseils lecture en vidéo sur fnac.com/ conseils-experts
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n Un livre de martyrs américains par Joyce Carol Oates (Philippe Rey)

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