ESSAIS / DOCUMENTS
La France et la planète sont en proie au morcellement et à la tribalisation, constatent, dans deux essais majeurs, l’écrivain Amin Maalouf (voir encadré) et le politologue Jérôme Fourquet, qui nous éclaire dans cet entretien accordé à notre magazine.
NOTRE PAYS, DANS LES ANNÉES 1960-1970, PRÉSENTAIT SANS DOUTE UNE COHÉSION ET UNE HOMOGÉNÉITÉ SOCIOCULTURELLES PLUS FORTES
Ils ont été justement récompensés. Amin Maalouf a reçu le prix Aujourd’hui et le Prix spécial du livre de géopolitique pour Le Naufrage des civilisations, et Jérôme Fourquet, le Prix du livre politique pour L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée. Sur le papier, les deux hommes ont peu à voir. Amin Maalouf (70 ans), libanais de naissance, a été journaliste avant de se consacrer à la littérature. Exilé en France depuis la guerre civile, il a obtenu le prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios et a été élu, dix-huit ans plus tard, à l’Académie française au fauteuil de Claude Lévi-Strauss. Jérôme Fourquet (46 ans), directeur du département opinion publique de l’institut de sondages IFOP, a passé sa jeunesse entre Le Mans et Rennes. Il est l’auteur de nombreuses études électorales et d’articles sur le Front national, le catholicisme, la crise migratoire… Lire avait prévu de faire dialoguer les deux hommes. Amin Maalouf en a été empêché par des obligations familiales. Restait pour l’exercice Jérôme Fourquet, auteur d’un indispensable bréviaire de l’honnête homme.
Amin Maalouf et vous-même évoquez l’un la « tribalisation du monde » , l’autre l’« archipélisation » de la société française. Vos démarches sont voisines : décrire les processus de fragmentation à l’oeuvre depuis une quarantaine d’années. La méthode, en revanche, varie. Là où Maalouf se définit comme « un observateur désespérément rationnel » , vous décortiquez et analysez d’austères batteries de données. Le monde sensible vous est-il malgré tout utile ?
• Jérôme Fourquet. Par déformation professionnelle, ma démarche se base essentiellement sur l’étude des faits, des chiffres et des tendances. J’essaye donc de m’en tenir à mon rôle d’analyste clinique de la société. Mais par inclination personnelle, je crois beaucoup à la vertu d’exemples concrets, aux personnages, aux lieux, aux ambiances pour décrire et illustrer des phénomènes sociaux. Le roman, le récit ou le carnet de voyages sont des styles permettant eux aussi d’appréhender le réel. Ils donnent chair et vie aux statistiques froides. Le livre d’Amin Maalouf comme celui de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux [prix Goncourt 2018], sont des sources d’inspiration.
Amin Maalouf a la nostalgie de la coexistence des communautés dans l’Empire ottoman. Y a-t-il, à vos yeux, un « âge d’or » français ?
• J. F. Je ne suis pas nostalgique par tempérament, et la France n’a jamais été une et indivisible – qu’on songe seulement aux particularismes régionaux. Pour autant, on peut estimer que notre pays, dans les années 1960-1970, présentait sans doute une cohésion et une homogénéité socioculturelle plus fortes qu’aujourd’hui. 11 janvier 2015, défilé en hommage aux victimes des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.
Pour Maalouf, le « grand retournement » a lieu en 1979, avec les révolutions conservatrices thatchérienne et khomeyniste. Dans L’Archipel français, vous décrivez « trois secousses sismiques » : 1983 et l’émergence de la question migratoire et du FN en France ; 2005 et le « non » à la Constitution européenne ; 2015 et l’attentat contre Charlie Hebdo. Vos chronologies sont-elles complémentaires ?
• J.F. Je me suis placé dans une optique très franco- française mais, bien évidemment, les cycles idéologiques,
DES TENSIONS PEUVENT EXISTER, MAIS L’EUROPE RESTE UN HAVRE DE RELATIVE STABILITÉ
les mutations économiques et les évolutions géopolitiques à l’échelle mondiale ont eu des répercussions profondes. Au nombre des phénomènes marquants qui ont percuté la société française au cours de ces dernières décennies, il faut souligner la mondialisation libérale et la montée en puissance de l’islamisme. Tous deux se sont effectivement déployés à partir de 1979, et ils ont eu des traductions concrètes : désindustrialisation et recomposition politique, notamment lors du référendum de 2005, radicalisation religieuse et terrorisme, en particulier en 2015.
Des listes communautaires pourraient voir le jour lors des prochaines élections municipales. Faut-il y voir une nouvelle étape de l’émiettement que vous décrivez ?
• J.F. Je serai assez prudent sur ce point. Il n’est pas évident que ces listes se constituent dans les faits, et, par ailleurs, qu’elles percent électoralement. Les partis à l’origine de cette démarche n’ont pas réalisé jusqu’ici de scores significatifs. Le communautarisme existe dans certains quartiers, mais il n’a pas eu, pour l’heure, de traduction dans les urnes.
Malgré ses vicissitudes (Brexit, démocraties « illibérales » ) , l’Europe demeure- t- elle un modèle politique de coexistence entre peuples et religions ?
• J. F. L’interminable Brexit montre chaque jour aux peuples du continent qu’il est très difficile de sortir de l’UE, tant les économies et les sociétés sont imbriquées les unes dans les autres. Certes, des tensions peuvent exister, comme en Catalogne, mais l’Europe demeure un havre de relative stabilité.