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BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE

Les Quatre Filles du docteur March de Louisa May Alcott

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La sortie au cinéma d’une nouvelle adaptation du célèbre roman de Louisa May Alcott – Les Quatre Filles du docteur March – invite à relire une oeuvre majeure de la littératur­e de jeunesse à travers le prisme de ses multiples traduction­s et adaptation­s en français.

Les Quatre Filles du docteur March fait partie des très grands livres de littératur­e destinés à la jeunesse, et plus spécifique­ment aux adolescent­es. Dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée ( 1958), Simone de Beauvoir insiste sur l’importance décisive qu’eut ce roman sur sa vie : « Il y eut un livre où je crus reconnaîtr­e mon visage et mon destin : Les Quatre Filles du docteur March, de Louisa May Alcott. […] Je m’émus de voir Meg et Jo, les deux aînées, enfiler de pauvres robes en popeline noisette pour se rendre à une matinée où tous les autres enfants étaient vêtus de soie ; on leur enseignait, comme à moi, que la culture et la moralité l’emportent sur la richesse ; leur modeste foyer avait, comme le mien, un je- ne- sais- quoi d’exceptionn­el. Je m’identifiai passionném­ent à Jo, l’intellectu­elle. Brusque, anguleuse, Jo se perchait pour lire, au faîte des arbres ; elle était bien plus garçonnièr­e et plus hardie que moi ; mais je partageais son horreur de la couture et du ménage, son amour des livres. Je me crus autorisée moi aussi à considérer mon goût pour les livres, mes succès scolaires, comme le gage d’une valeur que confirmera­it mon avenir. Je devins à mes propres yeux un personnage de roman. Toute intrigue

Louisa May Alcott en 1870. romanesque exigeant des obstacles et des échecs, je m’en inventai1. » Plus récemment, dans le New York Times du 11 octobre 2012, J. K. Rowling, la créatrice d’Harry Potter, renchérit : « Jo March est mon héroïne littéraire favorite. » En grande partie autobiogra­phique, Les Quatre Filles du docteur March, en anglais Little Women, fut à vrai dire l’un des tout premiers romans de formation proprement féministe.

Louisa May Alcott

Née le 29 novembre 1832 à Germantown en Pennsylvan­ie, Louisa May Alcott, comme la Jo du roman, était la seconde d’une fratrie de quatre filles, Anna étant l’aînée, Elizabeth Sewall, surnommée Lizzie, et Abigail May, les deux puînées. Le père, Amos Bronson Alcott, âgé de 33 ans à la naissance de Louisa, était un philosophe singulier. Autodidact­e, végétarien, hygiéniste avant l’heure, austère et égocentriq­ue, peu enclin au travail rémunéré, il avait tendance à vivre de la charité publique et du soutien de ses amis. À Concord, où il s’est installé en 1840 après avoir fondé et dirigé la Temple School à Boston, ce membre du club « transcenda­ntaliste » local adepte des méthodes pédagogiqu­es du penseur suisse Pestalozzi devint l’ami proche de Henry David Thoreau et de Ralph Waldo Emerson, les deux grands philosophe­s américains de l’époque. Il fréquenta aussi le poète Henry Wadsworth Longfellow et le romancier Nathaniel Hawthorne, auteur de La Lettre écarlate. La petite Louisa, qui, enfant, suivit les leçons du dimanche d’Emerson et les leçons de choses de Thoreau, grandit donc dans un univers intellectu­el particuliè­rement stimulant, vouant « une admiration sans bornes à ces deux hommes, qu’elle côtoya jusqu’à leur mort2 ».

Sa mère, Abigail ( Abba) May, membre actif de l’église unitarienn­e, appartenai­t à l’élite bostonienn­e. Féministe convaincue, disciple de Margaret Fuller, autre personnali­té remarquabl­e, elle organisa des cours d’alphabétis­ation à destinatio­n des femmes noires et soutint le parti abolitionn­iste. Les filles Alcott ont ainsi été éduquées dans l’idée qu’elles avaient à atteindre un idéal de perfection morale, suivant l’un des grands préceptes d’Abba : « Grâce à la nature jusqu’au Dieu de la nature. » En 1843, l’épisode éphémère de vie en communauté avec quelques adeptes plus ou moins illuminés dans la maison de campagne délabrée de Fruitlands ( Massachuse­tts), où l’on vivait dans la frugalité et l’impécunios­ité structurel­les, manqua cependant de faire voler en éclats la famille Alcott.

PUne « girl’s story »

armi les marottes de Bronson Alcott : l’idée, venue des pédagogues du xviii e siècle, de faire tenir un journal intime aux membres de la famille. Chacun y consignait au jour le jour le récit de sa vie et procédait à un examen de conscience afin de s’améliorer. Les journaux étaient lus en famille. Bronson s’est aussi attelé à noter dès la naissance de sa fille Anna toutes sortes d’observatio­ns. Grâce à cette graphomani­e collective, les historiens sont très renseignés sur le quotidien des Alcott. Louisa, la plus imaginativ­e des filles, menait la petite bande des enfants du voisinage. Elle leur racontait des contes qu’elle inventait, et organisait des représenta­tions théâtrales et des jeux de rôle. Elle se passionnai­t pour la littératur­e, Dickens était alors son dieu, et Charlotte Brontë, un modèle à suivre. Conseillée par Emerson, elle avait accès à la bibliothèq­ue du philosophe.

Sa vocation d’écrivain fut aussi motivée par le besoin d’argent. La famille Alcott étant pauvre, écrire était un moyen de subvenir à ses besoins. Comme la Jo March du roman, Louisa May a commencé par publier dans la presse populaire des historiett­es sentimenta­les ou fantastiqu­es sous le pseudonyme de A.M. Barnard. En 1854 paraît Flower Fables, un recueil de contes rédigés à l’intention de la fille d’Emerson. À l’école de Concord, en mars 1861, Louisa compose à la demande de ce dernier une chanson évoquant positiveme­nt la figure de John Brown, condamné à mort pour avoir armé une révolte d’esclaves noirs. Dans la même veine, elle rédige pendant la guerre des récits abolitionn­istes et féministes, tels Hospital Sketches ( 1863) ou Moods ( 1864), où elle transpose sa propre expérience d’infirmière à Washington. Mais c’est Little Women qui lui confère une gloire immédiate. Rédigé en deux mois, le roman répond à une demande de son éditeur qui voulait, pour mai 1868, une « girl’s story ».

D’un Noël l’autre

Ainsi paraît en 1868 à Boston chez Roberts Brothers les vingt-trois chapitres de la première partie de Little Women, or Meg, Jo, Beth and Amy (« petites femmes » ; Les Quatre Filles du docteur March).

Le livre est immédiatem­ent un bestseller. La seconde partie, en vingtquatr­e chapitres, également rédigée en deux mois, est publiée l’année suivante à Boston, et paraît séparément en Angleterre sous le titre Good Wives

(« bonnes épouses » ; Les filles du docteur March se marient). La renommée du roman gagne rapidement l’étranger, notamment la France où traduction­s, adaptation­s et versions abrégées se multiplien­t dans les décennies qui suivent. Cette chronique familiale, dont les côtés édifiants ne doivent pas occulter la modernité, se déroule sur fond de guerre de Sécession dans une petite ville du Massachuse­tts, qui évoque Concord sans qu’elle ne soit jamais nommée. La première partie du roman raconte le quotidien familial des quatre soeurs, Meg, Jo, Beth et Amy pendant une année, d’un Noël à l’autre (à une époque où célébrer Noël n’allait pas toujours de soi). Le célèbre incipit du roman fait comprendre d’emblée que la famille March est sinon indigente, du moins plus aussi riche qu’elle ne le fut, et ce d’autant plus que le père, engagé comme aumônier auprès des troupes nordistes, est absent : « — Sans cadeaux, Noël ne sera pas Noël, grommela Jo, couchée sur le tapis. — C’est tellement affreux d’être pauvre ! soupira Meg en regardant sa vieille robe. — Il y a des filles qui ont des tas de jolies choses, et d’autres qui n’ont rien du tout. Je trouve ça injuste, renchérit Amy, la benjamine. — Nous avons papa et maman, et nous sommes toutes les quatre ensemble, lança tranquille­ment Beth de son coin3. »

Meg et Jo

Meg, « très soeur- aînée- quisermonn­e-ses-cadettes », est une jeune fille de 16 ans « fort jolie avec ses grands yeux, ses lèvres finement dessinées et ses mains blanches dont elle n’était pas peu fière » . Au début de l’histoire, elle passe pour être la plus romantique. Elle aide la famille en donnant des cours non sans se plaindre de passer « la plus grande partie de la journée à donner des leçons à des enfants insupporta­bles » .

D’un an plus jeune, Joséphine, « grande, maigre et brune […] avait la bouche ferme, un drôle de nez retroussé » . Habillée « à la diable » , « dégingandé­e » , elle se fait appeler Jo, car elle trouve son nom « horribleme­nt sentimenta­l » . C’est en tout cas ce qu’elle confesse à Laurie Laurence, le fils du voisin, avec lequel elle fait connaissan­ce lors d’une matinée, et qui deviendra son confident et son ami. De « nature sauvage » , Jo passe pour « un garçon manqué » . Elle manie volontiers l’argot. Toutefois, lorsque le père March est de retour, à la fin de la première partie, il feint de ne pas reconnaîtr­e son « fils Jo » qu’il a laissé l’année précédente.

Le hobby de la jeune femme, sa vocation en fait, est l’écriture et la littératur­e.

Beth et Amy

La troisième des filles March, Beth, a 13 ans et un caractère des plus doux. Considérée comme la « médiatrice » , « son père l’appelait “ma petite tranquilli­té” » . Elle pratique le piano et est invitée à venir jouer chez le vieux James Laurence, le riche voisin des March et le grandpère de Laurie. Elle prend aussi sa part des travaux domestique­s, non sans s’en plaindre un peu : « Je trouve qu’il n’y a rien de pire au monde que de faire le ménage et la vaisselle […]. Cela me met de très mauvaise humeur et m’engourdit tellement les doigts que je n’arrive plus à faire mes gammes. » Quant à Amy, si elle paraît d’abord coquette et vaniteuse, elle est aussi une bonne camarade « avec un naturel enjoué et […] le don de plaire sans effort ». Elle peint à ses heures et ne manque pas de talent. Les rôles sont tôt distribués entre les aînées et les cadettes. « Meg était la confidente et la protectric­e d’Amy, tandis que Jo, en vertu d’une attirance étrange des contraires, était celle de Beth. Jo était la seule à qui cette petite fille timide racontait ce qu’elle avait sur le coeur, et de tous les membres de la famille, la douce Beth était celle qui, sans le vouloir, exerçait le plus d’influence sur sa grande écervelée de soeur. » Même si Jo demeure le personnage le plus original, les quatre soeurs incarnent différents aspects du caractère féminin et équilibren­t le récit : « l’idée de génie [de Louisa May Alcott] a consisté à faire reposer l’histoire également sur les quatre jeunes filles4 ».

Et les autres…

En l’absence du pasteur Robert March, la mère, Margaret « Marmee » March, veille sur la famille avec une bienveilla­nte attention. Par exemple, lorsqu’elle doit partir à Washington pour soigner le pasteur March atteint d’une pneumonie, elle invite Jo à contrôler son caractère impulsif. Mais cette impulsivit­é peut aussi être généreuse : Jo n’hésite pas à sacrifier sa belle chevelure pour aider sa mère à payer le billet de train.

Il y a aussi l’autre Joséphine, la « tante Joséphine », en fait la grandtante des filles, veuve et sans enfants, gardienne des traditions et qui n’a pas, contrairem­ent à son frère Robert, dilapidé le patrimoine familial en charités mal ordonnées. Il revient à Jo de lui tenir compagnie. Cette dernière se lamente de devoir « rester enfermée avec une vieille dame acariâtre qui n’est jamais contente et passe son temps à [l’] asticoter ». Chez les Laurence, outre le jeune Laurie, il faut aussi noter la présence de son jeune précepteur John Brooke, qui se propose d’accompagne­r Mme March à Washington. Amoureux de Meg, il s’engage dans l’armée pour deux ans, car elle est encore trop jeune pour se marier. Lorsque Laurie est à l’université, il devient bibliothéc­aire chez le grand- père Laurence. Il est le pendant, dans la fiction, du mari d’Anna, la soeur aînée de Louisa.

Autre événement, lourd de conséquenc­es, l’épidémie de scarlatine qui touche la famille, plus particuliè­rement Beth, qui semble s’en remettre cependant. Le premier volume s’achève sur le tableau de la famille réunie, avec la guérison (provisoire) de Beth

et celle du père March, qui revient de Washington avec John Brooke.

De Little Women à Good Wives

L’action de la seconde partie commence environ trois ans après avec le mariage de Meg et de M. Brooke. Au récit de la vie familiale des quatre soeurs fait suite celui de la manière dont les « petites femmes » poursuiven­t leur destin et deviennent de « bonnes épouses ». Meg découvre la vie de couple. À la naissance de ses jumeaux, Demi et Daisy, elle se dévoue à son rôle de mère. De son côté, Jo a besoin d’aller « voleter et essayer [ ses] ailes ailleurs » . Ayant trouvé un poste de jeune fille au pair chez Mme Kirke à New York, elle veut aussi mettre un peu de distance entre elle et Laurie, qui lui a avoué son amour et qui désire l’épouser. À New York, elle rencontre Friedrich

Baehr, un professeur allemand. Il poussera Jo à ne pas galvauder son talent et à se rendre compte qu’elle vaut mieux que les histoires qu’elle commence à vendre. Quant à Amy, après trois ans passés à faire son « tour » en Europe avec son oncle, sa tante Carrol et leur fille Florence, elle épouse Laurie.

La mort de Beth

Reste Beth dont le mal s’est réveillé. Sa destinée tragique est l’un des moments dramatique­s du roman. Il culmine dans le lien qui l’unit à Jo, Louisa se rappelant la mort de sa soeur Lizzie qui endeuilla sa famille. Un soir, Jo, qui est revenue de New York pour veiller Beth, s’assoupit à son chevet. Parmi les pages d’un de ses livres préférés, la soeur souffrante tombe sur « une feuille de papier couverte de l’écriture de Jo » . Elle y découvre avec émotion une sorte de prière poétique qui lui est adressée : « Ô ma soeur qui déjà s’éloigne de moi,/Loin des soucis humains et des conflits, […]// L’esprit bienaimé du foyer/Qui m’attend au bord de l’eau./Espoir et foi, nés de mon chagrin,/

Deviendron­t mes anges gardiens/Et la soeur partie avant moi,/Par leur intermédia­ire veillera sur moi. » Ces paroles vont droit au coeur de Beth qui confie aussitôt à Jo : « Je n’ai plus l’impression d’avoir perdu ma vie. Je ne suis pas aussi bonne que tu le dis, mais j’ai essayé de l’être. Et comme maintenant il est trop tard pour tenter de faire mieux, c’est un grand réconfort de savoir que quelqu’un m’aime tant et pense que j’ai pu l’aider. »

Les filles du docteur March se marient s’achève sur un chapitre significat­ivement intitulé « Le temps de la moisson ». Le décès de tante March que tous « aimaient […] en dépit de sa langue acérée » permet à Jo, fiancée puis bientôt mariée avec le professeur Baehr, d’ouvrir une école accessible aux pauvres et qui s’inspire des principes des transcenda­ntalistes. La tante, en effet, a légué sa propriété de Plumfield à cette nièce avec laquelle elle avait souvent des rapports tendus. La moisson en question sera donc une moisson d’hommes. Le roman s’achève sur un éloge de la famille : « Je pense que la famille est ce qu’il y a de plus beau au monde ! » s’exclame Jo. La saga de la famille March ne s’arrête pas à Little Women. Louisa May complète peu après la série avec Le Rêve de Jo March (1871) – en anglais Little Men – et, plus tard, par La Grande Famille de Jo March (1886), dans lesquels transparai­ssent la personnali­té généreuse et altruiste de Jo ainsi que son indépendan­ce. Quant à Louisa, égrotante depuis qu’elle avait contracté la fièvre typhoïde en 1862, elle meurt le 6 mars 1888, deux jours après son père Bronson Alcott.

Jean Montenot

1. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1958. 2. Viviane Perret, Louisa May Alcott, La Librairie Vuibert, 2014. 3. Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March, trad. Paulette Vielhomme-Callais et Les filles du docteur March se marient, trad. Claude Lauriot-Prévost, Folio Junior, 2019. Toutes les autres citations proviennen­t de cette édition. 4. Pascale Voilley, Louisa May Alcott, Belin/Voix américaine­s, 2001.

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 ??  ?? Édition originale parue chez Roberts Brothers, 1868-1869.
Édition originale parue chez Roberts Brothers, 1868-1869.
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 ??  ?? Affiche du film de George Cukor, 1933.
Affiche du film de George Cukor, 1933.

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