Lire

ÉRIC LIBIOT

Dans les poches

- ÉRIC LIBIOT

La vie du chroniqueu­r, fût-il de poche plus ou moins futile, n’est pas si facile. Voyez comment s’est élaboré ce papier – récit quasi en direct. Le 18 octobre, tout est bien préparé, en piles branlantes sur le bureau, afin de célébrer la littératur­e de genre alors que Lire, ici présent, met à l’honneur Alain Damasio et ses Furtifs. Belle initiative. Il y a dans le genre, quand il est porté haut, des envies qui se mêlent pour dessiner le monde autant que la littératur­e ; le romanesque y est distingué, les personnage­s y sont bien habillés, les émotions bruissent de toutes les couleurs et l’auteur joue, modeste et ambitieux, les raconteurs d’histoires. Agatha Christie n’est pas moins importante que Jean d’Ormesson, ni Amélie Nothomb plus que Pierre Lemaitre. Quant à Hammett, Simenon, Ellroy ou Pagan, ils caracolent, et souvent en tête. Bref. Au bout de cinq heures de réflexion (le genre sort en escadrille), il reste sur la pile : Gabriel Tallent, Tim Willocks et Laurent Chalumeau. Du noir en bâtons de dynamite et du polar en bouquet d’orties.

Et puis mardi matin est arrivé La Conjuratio­n des imbéciles, de John Kennedy Toole. Sans prévenir. L’air de rien. Une réédition (10/18) comme il en existe souvent pour un roman comme il n’en existe pas d’autres. Le genre attendra quelques lignes, il a bien attendu plusieurs années avant de se faire respecter. Il sait les qualités de ce livre hénaurme, drôle et acide, portrait d’un parano misanthrop­e à l’orée des années 1960. Lui, c’est Ignatius J. Reilly, homme fascinant autant que détestable, dans un pays, les États-Unis, qui ne l’est pas moins. L’autre, c’est John Kennedy Toole, qui se suicide à 31 ans, avant la publicatio­n de ce roman qui obtient le prix Pulitzer en 1981, à titre posthume. Que ceux qui vont découvrir ce livre ne s’attendent à rien ; ils auront tout. Amen.

Merci d’avoir patienté. Et on attaque fissa avec l’un des succès (mérité) de 2018,

My Absolute Darling, roman (très noir) d’apprentiss­age à la beauté rugueuse, l’histoire de Turtle, 14 ans, qui tente d’échapper à l’emprise abusive de son père ; roman des bois sombres et de l’intimité bafouée, écrit au présent comme une claque au réel, qui rappelle, en moins baroque, l’immense Mort au crépuscule de William Gay (Folio).

Sur le papier, La Mort selon Turner ressemble à un hommage : Hammett (une ville dans une main de fer, celle de la patronne des mines), Thompson et Connelly (un flic hanté, jusqu’au-boutiste), Deon Meyer (les ombres de l’Afrique du Sud post-apartheid). Mais très vite, Willocks prend l’intrigue à son compte (l’enquête sur la mort d’un jeune Noir) pour livrer un grand roman qui explore les gouffres dans lesquels les hommes rencontren­t leurs cauchemars.

Laurent Chalumeau, lui, est fan d’Elmore Leonard et de Donald Westlake. Un goût sûr. Son VNR est une sorte de dérivé corrosif du Couperet de Westlake : Alain est viré de son boulot, viré de son couple, et se venge des responsabl­es de la situation. Ils sont à la merci d’Alain qui, en trois monologues, leur explique pourquoi il va leur faire mal (doux euphémisme). Ses discours sont chargés à la kalach’ mais sous les mots se lit le portrait d’une société de déclassés qui trouvent une raison d’être dans la pulsion destructri­ce. La langue est réjouissan­te et le tableau désespéré.

Sinon, mercredi est arrivé Ubik, de Philip K. Dick (10/18), chef-d’oeuvre publié en 1969 et situé en 1992 dans un monde qui se noie dans l’illusion, roman (de SF ?) qui allume le capitalism­e à la torche pour en dénoncer les dérives ; mais la chronique est finie.

 ??  ?? My Absolute Darling (id.) par Gabriel Tallent, traduit de l’américain par Laura Derajinski, 480 p., Gallmeiste­r/ Totem, 11,70 €
La Mort selon Turner (Memo from Turner) par Tim Willocks, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Benjamin Legrand, 456 p., Pocket, 7,90 €
VNR par Laurent Chalumeau, 192 p.,
Le Livre de Poche, 7,20 €
My Absolute Darling (id.) par Gabriel Tallent, traduit de l’américain par Laura Derajinski, 480 p., Gallmeiste­r/ Totem, 11,70 € La Mort selon Turner (Memo from Turner) par Tim Willocks, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Benjamin Legrand, 456 p., Pocket, 7,90 € VNR par Laurent Chalumeau, 192 p., Le Livre de Poche, 7,20 €
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France