SYLVAIN TESSON
Par les livres et par les champs
Émilie a grandi dans les valises de son père, bourlingueur humanitaire. Un jour, c’est la révélation antique. Son amitié avec un philosophe épris d’Épicure (Marcel Conche) l’y aide. Elle comprend que l’homme est le fils du soleil. Une existence baignée de lumière, devant le Mare Nostrum, se vit plus intensément que toute autre. La nature demande des ouvriers. Émilie le décide : elle vivra sur une île et produira de l’huile d’olive en priant Poséidon et Zeus. Elle jette son dévolu sur la Corse. Elle, la métisse franco- vietnamienne ( ce n’est pas ce qui compte dans le livre), acquiert quelques hectares de maquis dans « une vallée scintillante » de la région de Casinca.
Les terrains étaient couverts de broussailles. Les souches étouffaient. Les habitants avaient oublié les oliviers. Personne n’avait plus le temps de récolter les larmes du soleil, c’est-à-dire l’huile d’olive. Plus personne ne se souvenait des gestes immémoriaux. Mais l’olivier est comme le mythe : il se met en dormance. Un jour, il s’ébroue. Sa sève est une source. Émilie la réveille. Elle apprend à faire fructifier la terre, arrache les ronces, apporte l’eau, plante, taille. Elle a des alliés : le soleil et la foi. Le miracle repart. Elle actionne la presse. L’huile coule et les professionnels de la filière mondiale la couronnent : elle produit l’une des meilleures huiles du monde. Quand il y a la force et la beauté, l’amour n’est jamais loin. Elle rencontre Ivo, le moulinier italien, « enfant de la Méditerranée, nourri corps et âme par cet arbre de lumière ». Ils s’épousent, plantent d’autres arbres dans d’autres vallons, élèvent leur enfant, Théa, qu’on appelle aussi An Ninh, « la paix », en vietnamien.
Dans Les Secrets de l’olivier, Émilie raconte son voyage, à travers « les rayons et les ombres », pour arriver à son Ithaque. Dans l’aventure, il y a Regain de Giono. Dans l’ode à l’olivier, La Méditerranée de Braudel. Dans les confidences et les confessions, il y a la malice de Conche. Sans cesse, Émilie célèbre l’arbre magique, métronome de l’homme : « Fragile, [l’olivier] aime la paix et ne s’épanouit que lorsque la folie des hommes s’atténue et laisse place à la douceur de la vie. »
Les Secrets de l’olivier aurait pu être le gentil récit d’une histoire pagnolesque, dans les fragrances d’arbouse et la scie des cigales. Non ! Émilie dans son champ n’est pas Martine en Corse. Son aventure est une histoire d’hommes. Et se déclenche le mécanisme habituel de toute entreprise humaine : le succès réveille la jalousie, la jalousie s’arme de la vilenie, qui emporte la partie.
Émilie a réveillé les médiocrités. Le crime de la jeune femme ? Elle a perturbé la sieste autochtone. Les petites frappes de la « mafia » (un grand mot pour des pistoleros grotesques) intimident la cultivatrice. Les usuriers du Crédit Agricole la harcèlent sans répit, sans considération. La « préfète » (militant davantage pour la féminisation de son titre que pour le courage d’État) l’abandonne.
Émilie et Ivo font face, seuls. Le livre est une fable politique sur un sujet vieux comme la mer : la guerre menée par le conformisme contre l’initiative, par la médiocrité contre l’inspiration, par l’administration des hommes contre leur liberté. Reste l’amour et le courage. Reste la poésie. « Nous avons travaillé dur. Le reste n’est plus de notre ressort », écrivait Yannis Ritsos1. L’issue de cette sotie ? Elle se trouve dans les mains d’une banque, ce grand pressoir humain qui ignore la lumière.
Elle vivra sur une île et produira de l’huile d’olive en priant Poséidon et Zeus
Yannis Ritsos, Le Chaudron calciné et autres poèmes, traduit du grec par Anne Personnaz, Aiora, 2018.