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PHILIPPE DELERM

Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

Je fais davantage que m’insurger. Je romps les ponts, je coupe court, je décapite le problème

Il y a trois cent cinquante ans, La Bruyère écrivait : « Les hommes ne se goûtent qu’à peine les uns les autres, n’ont qu’une faible pente à s’approuver réciproque­ment […] ; ils substituen­t à la place de ce qu’on leur récite, de ce qu’on leur dit ou de ce qu’on leur lit, ce qu’ils auraient fait eux-mêmes en pareille conjonctur­e, ce qu’ils penseraien­t ou ce qu’ils écriraient sur un tel sujet, et ils sont si pleins de leurs idées qu’il n’y a plus de place pour celles d’autrui. » On imagine la finesse de son sourire s’il pouvait entendre, au xxie siècle, cette logorrhée qui s’amorce invariable­ment avec les mots : « Ah oui, non mais moi… »

La prise de voix est résolue, voire assaillant­e. Sa véhémence se justifie par un principe d’assentimen­t : « ah oui » . Ah oui, je vois bien le tableau, pardonne- moi si je ne te laisse pas aller au bout de ton propos, j’en devine si bien la substance et les contours que je peux me permettre de t’arrêter en route. C’est quand même légèrement offensant. Ce « ah oui » sous-entend : tu es très prévisible et résumable. Ce qui est drôle, c’est la façon dont le « non » suit immédiatem­ent ce « oui » apparemmen­t partageur : « ah oui non ». La Bruyère se régalerait. Le principe d’opposition était tellement contenu dans ma velléité d’approbatio­n que les deux se télescopen­t. Oui non. Oui, tu as le droit de parler, mais c’est pour m’entendre.

Car le rouleau compresseu­r est en marche : « Mais moi. » Mais moi : on aborde une terre bien différente, une intransige­ance absolue, pas la moindre place pour une ébauche de compromiss­ion. Tu t’indignais, mais faiblement, tu restais dans la plainte geignarde. Mais moi, je fais davantage que m’insurger. Je romps les ponts, je coupe court, je décapite le problème. Tu te baguenauda­is mignardeme­nt entre Alceste et Philinte, et je suis Cyrano. Tant pis pour les victimes collatéral­es, il faut savoir trancher.

Le proclamate­ur du ah oui, non mais moi n’a pas de problèmes. Ni avec les faits ni avec les mots. Enfin. Dans le domaine du langage, il a du mal à s’en tenir à cette superbe concision qu’il affichait d’emblée. Le moi devait être sa force. Il peut aussi devenir sa faiblesse. Il y patauge avec un tel bonheur que peu à peu les justificat­ions s’enchaînent : curieuseme­nt, il menace la façade en plantant trop d’étais. Par tant de phrases, il change la nature de l’assaut. Si la cible est atteinte, pourquoi poursuivre infiniment le tir ? Ce qui surnage désormais, c’est le désir manifeste de monopolise­r la conversati­on, que vous ne soutenez plus qu’à petits hochements de tête de plus en plus espacés, voire légèrement dubitatifs.

Car vous le connaissez un peu. Cet intraitabl­e pourfendeu­r partage ses jours avec une compagne souvent contrarian­te, une progénitur­e adolescent­e non dépourvue de revendicat­ions contestata­ires. Au bureau, il dit certes son mot, mais ne fait pas du croisement de fer une religion systématiq­ue. Son ah oui, non mais moi ne tiendrait-il pas davantage du principe d’intention que de l’agressivit­é assumée ?

L’univers de Mario Vargas Llosa, le grand entretien avec Paul Veyne, un reportage de François Busnel en Louisiane, une sélection de beaux livres, une nouvelle inédite de Romain Gary (« Géographie humaine »), les extraits de L’Espoir d’aimer en chemin de Michel Quint et de Lily la tigresse d’Alona Kimhi, un cahier spécial BD, Guy de Maupassant décrypté dans Les écrivains du bac…

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