ALAIN DAMASIO
Alain Damasio
Une passionnante réflexion sur le son, la filiation, l’altérité, notre rapport au vivant
LE LIVRE DE L’ANNÉE 2019
Les oeuvres les plus ambitieuses et les plus stimulantes ne sont pas toujours à chercher parmi les grands noms primés (ou pas) de la rentrée littéraire, ni parmi les personnalités les plus prestigieuses de la littérature étrangère.
C’est ainsi qu’on avait pu découvrir, en avril dernier, le troisième roman d’Alain Damasio, qui s’est révélé être un petit événement. Méconnu du grand public, cet auteur tout juste âgé de 50 ans, généralement classé au rayon « science-fiction », n’en est pas moins une véritable vedette dans le milieu des littératures de l’imaginaire depuis la parution de La Zone du Dehors et, surtout, de La Horde du Contrevent. Cet opus s’est écoulé au fil des ans à près de 400 000 exemplaires en poche, touchant particulièrement un lectorat plutôt jeune. On n’imaginait pas à quel point le retour en librairies d’Alain Damasio était attendu par ses fans : ceux-ci n’ont pas été déçus avec ce pavé d’anticipation de plus de 600 pages, dont on n’a pas trouvé d’équivalent par la suite, tant il se démarque par sa fougue feuilletonesque, son inventivité stylistique ou narrative, ou par sa capacité à brosser nombre d’enjeux d’aujourd’hui. Le postulat pourrait n’être que celui d’un petit roman de gare banal : la recherche par un père, dans un futur proche, de sa fille qui s’est mystérieusement volatilisée, et dont la disparition a peut-être à voir avec l’existence de créatures – les « furtifs » – qui se logent dans les angles morts et sont pourchassées par une milice. De cette histoire, Alain Damasio tire une fresque bouleversante, traversée de morceaux de bravoure, doublée d’une peinture acerbe d’une société ultralibérale ainsi que d’une passionnante réflexion sur le son, la filiation, l’altérité ou sur notre rapport à l’environnement et au vivant. Un grand roman placé sous le signe de l’hybridité, qui en déroutera sans doute certains, mais qui montre une haute, très haute idée des potentialités de la littérature.
Comment vous est venue l’idée des Furtifs ?
• Alain Damasio. Comme pour chacun de mes livres, le processus a été très long. Je commence toujours par accumuler des notes sur des cahiers où je consigne des indications, des détails. Dans le cas des Furtifs, le travail a débuté en 2005 mais, très clairement, je n’étais pas prêt à m’engager tout de suite dans cette histoire, n’ayant alors pas suffisamment d’idées. J’avais un point de départ, à savoir ces êtres de chair, de sang et de son, cachés parmi nous, dans les angles morts. Ce postulat est longtemps resté à l’état flottant. Je me suis alors dispersé, en collaborant à plusieurs projets dans le monde du jeu vidéo, du théâtre, des fictions radio… Entre-temps, aussi, mes filles sont nées et cette nouvelle situation a changé la donne. J’ai essayé d’être un bon père, en étant présent pour elles, alors que pour écrire, j’ai besoin d’être dans une solitude totale. Puis elles ont grandi, j’ai pu me libérer des semaines et, immédiatement, le projet de livre a pu redécoller. Ce rythme lent de maturation me convient.
Lorsqu’on étudie de près votre biographie, on a l’impression que vous ne vous prédestiniez pas à devenir écrivain. Quel a été le déclic vous ayant poussé vers cette voie ? • A. D. Avec un père carrossier et entraîneur de foot, et une mère agrégée d’anglais mais adorant le bricolage, ma famille était loin de ces préoccupations. Pour tout vous dire, j’ai d’abord été sous l’emprise du ballon rond jusqu’à mes 16 ans. Puis, en raison de mes bons résultats scolaires, je me suis retrouvé à faire une prépa HEC, sans comprendre tout ce qui se cachait derrière. Cela peut naturellement surprendre, d’autant que j’étais déjà très politisé à l’époque…
Pourquoi des études de commerce, alors ? • A.D. À vrai dire, j’étais amoureux d’une fille ! J’ai donc intégré l’Essec par amour, même si, au final, elle n’a jamais voulu de moi [rires]. C’est ainsi que j’ai passé trois ans dans ce milieu. Certes, j’ai profité des fêtes, mais je ne supportais pas ce qu’on enseignait là-bas. Je trouvais les cours de finances ou de ressources humaines absolument horribles !
Les valeurs que vous y avez découvertes étaient-elles alors celles de vos parents ? • A.D. Non, même pas. Ma mère est peu politisée. Mon père, lui, a dû voter en 1968 et, depuis, s’est même plutôt tourné vers l’extrême droite. Heureusement, il ne se rend plus aux urnes [rires] ! J’avais cette rage en moi, tout en ne parvenant pas à l’exprimer concrètement. Je suis allé un temps à Amnesty International, puis au Parti humaniste. J’ai essayé de militer, mais ce cadre ne me convenait pas. L’écriture m’a alors mystérieusement sauvé, alors que je n’y pensais pas du tout à l’adolescence. Jamais je n’aurais pensé devenir un créateur. Je n’avais pas cette ambition, à aucun titre. Après quelques petites nouvelles, je me suis directement attaqué à un roman, qui m’a pris trois ans. J’ai dès lors cumulé pas mal de temps en solitaire, dans la montagne, où j’ai pu avancer dans ce sens. J’avais toutefois un vrai cadre philosophique, un domaine qui m’a toujours passionné. J’ai découvert Deleuze vers 19 ans, ainsi que Nietzsche et Foucault. Ce fut pour moi une véritable révolution intérieure.
Est-ce la philosophie qui vous a mené vers la science-fiction ?
• A.D. Je me suis senti appelé par le genre, je ne sais comment. Quand j’ai voulu me lancer dans une dystopie pour exposer ce que j’avais à dire, la SF était pour moi le cadre le plus naturel. Je voulais anticiper ce qui allait arriver. 1984, de George Orwell, a été le grand livre des sociétés totalitaires. Mais j’ai constaté qu’on était déjà passé à autre chose, à savoir un régime de contrôle. Je ne trouvais aucun texte qui exposait ce constat, à part celui de Deleuze, en 1990, dans le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». Un article qui m’a éveillé et réveillé. Les gens me paraissaient ne pas être conscients de ce qui était en train de se passer, et il me semblait vital de le révéler, de montrer que le schéma disons « police-armée-médias » alors en vue avait déjà muté. Je voulais changer le monde ; j’avais 22 ans. Je ne connaissais personne dans l’édition, à part Mathias Echenay qui n’était pas encore éditeur, et que j’avais rencontré dans une soirée.
Jamais je n’aurais pensé devenir un créateur. Je n’avais pas cette ambition
On a déjà constaté la puissance de votre imaginaire et vos visions politiques dans La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent. Mais Les Furtifs nous montre un Alain Damasio différent. Considérez-vous qu’il s’agit de votre roman le plus personnel ?
• A.D. Cela ne fait aucun doute. Je viens d’un milieu de petits- bourgeois de banlieue, à l’image de ceux décrits par J.G. Ballard. À 22 ans, à moins d’avoir vécu des choses incroyables, nos vies ne sont pas passionnantes. Mon premier texte n’a pas grand-chose de biographique.
Dans le second, il y a quelques éléments en rapport avec mon séjour dans le Vercors. En ce qui concerne Les Furtifs, l’influence de mes filles est évidente et naturelle. Je me suis dévoilé davantage car, jusqu’alors, je n’osais pas forcément révéler des éléments de ma vie, afin de ne pas brusquer mes proches. À 50 ans, on s’assume beaucoup plus. Le rapport de Lorca [le personnage principal des Furtifs] à sa fille est très clairement une projection autobiographique.
Mais dans un contexte très fictionnel… • A.D. Dans les scènes de pure émotion, de couple, de rapport parents-enfants, le récit est très réaliste et proche de mon vécu. La Horde du Contrevent est une histoire plus épique, avec des personnages relevant davantage d’archétypes. Ce sont des blocs – de courage, de réflexion, etc. –, moins ancrés sur les nuances, les contradictions. Les personnages des Furtifs sont quant à eux beaucoup plus finement composés. L’important est que le lecteur s’identifie. Et il existe deux types d’identification : soit on se reconnaît dans un personnage par familiarité, parce qu’il nous ressemble, soit parce qu’on l’admire et qu’on aimerait avoir ses qualités. À quel type correspond alors le héros des Furtifs, Lorca ?
• A.D. Comme je vous le disais, il est très proche de moi. Je le trouvais au départ trop banal, sans qualités et, pour tout dire, insipide. Quand il intègre une section spéciale de l’armée à la suite de la disparition de sa fille, il va à l’opposé de ses convictions. Il faut lui reconnaître qu’il a le courage, à 40 ans, d’essayer autre chose. Il est en torsion dès le début du livre, et cette complexité, ce côté paradoxal, le rapproche de nos vies, ce qui fait qu’on s’attache plus facilement à lui.
Aviez-vous une idée disons « graphique », précise, de l’apparence physique de vos créatures, les furtifs ?
• A.D. J’imaginais des êtres assez proches des écureuils ou des fouines. Des bêtes pas méchantes, qui se déplacent très vite. Je ne voulais surtout pas que ces créatures soient effrayantes, avec une dimension spectrale. Même si, au début, je piège le lecteur en le faisant douter des desseins des furtifs. Pour moi, ils représentent la plus haute forme de vitalité qu’on puisse imaginer. Ce sont des êtres hybrides, avec des parties animales, végétales, minérales, et aussi des déchets. Au départ, je bloquais sur leur identité. Il me fallait un fondement crédible, et c’est avec la résonance moléculaire que je l’ai trouvé. Avec ces vibrations fondamentales de l’air et de la matière, qui créent des mélodies, des frissons, venant en résonance avec des éléments de matière, ce qui permet aux furtifs de se greffer, se modifier, se métamorphoser. Aussi, quand j’ai eu cette idée de créatures de chair et de sons, avec un ADN sonore, je tenais un élément suffisamment fort pour pouvoir charpenter tout le livre et lui donner une cohérence.
L’une des originalités du roman est justement de mettre l’hybridation au coeur même de la matière littéraire. Et, en premier lieu, de l’écriture…
• A.D. Je me suis reproché, dans mes deux premiers romans, d’avoir été trop descriptif, et de ne pas avoir suffisamment porté un monde par l’écriture. Dès lors, j’avais l’ambition pour Les Furtifs d’avoir un style à l’image de ces créatures, reposant sur l’hybridation et l’incarnation du vivant. Par conséquent, mon écriture se devait d’être « métamorphosaire », afin d’incarner ce que je racontais. J’ai travaillé sur la phonétique, les phonèmes, les assonances et les allitérations. À un moment, le langage devait hybrider, muter, au- delà du champ poétique traditionnel. J’ai aussi travaillé sur la dimension optique, qu’on oublie trop souvent en littérature, malgré les propositions des lettristes ou des surréalistes sur la mise en pages ou la typographie. Cette dernière, justement, on ne l’utilise pas assez pour porter des sensations, alors qu’elle a des facultés extraordinaires. Pour moi, c’est de la poésie ! Ainsi, pour le personnage de Tishka, il était important que son langage soit très sémantique, avec un signifié très explicite et une ambiguïté polysémique. Les signes et les sons apportent invariablement quelque chose de plus à l’écriture
Pour rester dans le domaine sonore, vous avez travaillé sur des créations radiophoniques et, avec la complicité du musicien Yan Péchin, vous avez imaginé la bandeson des Furtifs. Pour vous, le son est-il partie intégrante de la littérature ?
• A.D. Je suis un artisan des mots, comme un sculpteur qui travaille le bois, qui s’interroge sur la matière. Ou un peintre qui se pose des questions sur ce qu’un rouge sang exprime, un jaune moutarde signifie. Moi, je suis écrivain, et je m’interroge sur ce que provoque un « où », un « que » ou un « quand ». On a six voyelles et vingt consonnes : qu’est-ce qu’expriment toutes ces lettres en termes de couleurs fondamentales ? Forcément, quand on intègre cette donnée, l’écriture devient un travail poétique, sonore et physique. Je suis par ailleurs très sensible aux voix. J’ai en effet écrit des fictions radiophoniques, puis signé des créations sonores jusqu’à en arriver à la musique
– même si je ne suis pas du tout musicien à la base… Avec mon complice Yan Péchin, on s’est régalés à concevoir le son des Furtifs avant de passer par la case scène, à travers des lectures-concerts. Même si, bon, je suis un débutant… Il y a malgré tout une continuité, et je prends un grand plaisir à le faire. Cette dimension sensitive de la littérature, on la sent encore mieux sur scène, avec le texte et la voix.
La sensation est parfois l’alliée du sens et l’on peut difficilement oublier que Les Furtifs, comme vos autres textes, est avant tout une oeuvre explicitement politique…
• A.D. Tout le projet va dans ce sens. Sur le fond, il y a deux mouvements dans ce livre. Tout d’abord, en 2005-2006, je m’étais interrogé sur l’explosion du big data, et le passage à la société de traces. On passe dix heures par jour sur nos smartphones ou sur Internet, en laissant des traces qui sont récupérées, analysées, pour permettre à certains de calculer des prévisions comportementales et de nous vendre des objets ou services dont nous sommes censés avoir besoin. Le numérique se couplant avec le contrôle en arrive à quelque chose de quadrillé, personnalisé… On s’adresse à nous individuellement, ce qui fluidifie et facilite nos vies, avec le plaisir que cela implique. Au fond, il n’y a pas que du négatif dans cette avancée technologique, mais on comprend très vite ce que cela peut donner dans de mauvaises mains… Ma réponse a été métaphorique : il fallait se réinvestir la furtivité, se positionner dans l’intraçable. Ensuite, comme j’en avais assez d’être toujours contre – oui, j’ai vieilli ! [rires] –, je me disais que, même si je viens des luttes sociales anticapitalistes, je suis aussi bien conscient des enjeux écologiques et environnementaux. Nous sommes dans l’extinctivisme, et nous avons coupé nos liens aux animaux et aux plantes qui, pourtant, nous constituent. Les Furtifs devait parler de cette nécessité de retrouver le lien avec le vivant, et de l’incarner dans sa forme. L’horizon désirable vers lequel on peut tendre, ce n’est ni l’anticapitalisme ni la technologie, qui nous rend complètement addicts, mais une ligne de fuite. C’est ainsi que le roman est passé de quelque chose d’ancré dans le « contre » à quelque chose de bien plus positif. Au final, si Les Furtifs était un cocktail, ce serait un tiers de dystopie, deux tiers d’utopie. Vous savez, j’ai mis très longtemps à vivre complètement de mon art, et exclusivement de celui-ci. On rentre dans un tel bonheur de vivre, quand on y parvient, qu’il m’était impossible de porter un message négatif, anxiogène. Mes deux premiers romans étaient dans le combat, la résistance ; place aujourd’hui à la redécouverte de nos puissances intérieures…
Un détail a marqué de nombreux lecteurs : les villes qui, soudain, se trouvent privatisées et achetées par une grande enseigne. Avec, pour emblème, la cité d’Orange sous la tutelle de la fameuse marque. Comment avez-vous eu cette idée ?
• A. D. Je suis un enfant d’Itinéris ! Souvenez-vous : la marque était très connue, avec un taux de reconnaissance énorme. Pourtant, les responsables de la société ont décidé d’acheter la marque Orange, le mot étant plus porteur à l’international. Or il se trouve que c’est ma couleur préférée – j’adore le fruit, aussi –, et ça me mettait les nerfs en boule d’avoir sans cesse ce logo face à moi. Je ne pouvais plus utiliser le terme sans penser à la marque. De ce constat, j’ai d’ailleurs tiré une nouvelle, dans laquelle j’ai imaginé une société où le langage est complètement privatisé, avec des royalties à payer dès qu’on utilise tel ou tel mot. J’ai donc fait la même chose avec les villes. Alors, forcément, la ville d’Orange y est passée [rires] ! Après l’incendie de Notre- Dame de Paris, je me suis d’ailleurs dit qu’avec la reconstruction elle serait débaptisée et qu’elle deviendrait Notre-Dame de L’Oréal [rires] ! À Marseille, il existe bien l’Orange Vélodrome…
Vos romans relèvent d’une SF très littéraire et assez exigeante, et n’ont pas du tout le profil des best- sellers traditionnels. Pourtant, ils rencontrent un indéniable succès public et critique. Avez- vous l’impression d’être devenu une sorte, disons, de « pape » du genre en France ? • A.D. Oh, cette expression n’a pas vraiment de sens pour moi [rires] ! Vous savez, la SF est un genre tellement vaste, avec des branches si variées, et des gens épatants qui écrivent des planet opera monumentaux, ou qui nous offrent des livres merveilleux sur les déformations de perception intérieure et les jeux avec la réalité. Sans compter ceux qui, comme moi, sont dans un registre plus politique et/ou poétique… Je me garderais bien d’un tel titre !
Acceptez- vous au moins celui d’« ambassadeur » ?
• A.D. Je ne sais pas… Dès le début, en tout cas, j’ai eu une ambition forte. Je ne souhaitais pas simplement exprimer des idées. Mon artisanat, c’est avant tout l’écriture. Je dois exploiter mon art de la façon la plus profonde possible. Quand on y pense, c’est incroyable ce qu’on peut véhiculer dans une phrase, un paragraphe. J’ai testé bien d’autres formes en dix ans – le scénario, la création radiophonique, le jeu vidéo. Mais quand je suis revenu à l’écriture romanesque, je me suis demandé pourquoi je l’avais abandonnée. C’est tellement riche…
Votre expérience dans le milieu du jeu vidéo a-t-elle eu un impact sur la manière de concevoir, aujourd’hui, vos histoires ? • A.D. Les Furtifs bénéficie en effet d’une narration plus fine car j’ai dix ans d’expérience de scénariste derrière moi.
Je le définis souvent comme un thriller éthologique, car on y découvre une espèce. Jusqu’à mes 40 ans, je n’avais jamais ouvert un manuel d’écriture de scénario ; je faisais mes trames narratives en autodidacte. J’ai appris le métier en travaillant sur un long-métrage et sur des séries – car c’est bien payé. Il est normal qu’on en retrouve des traces aujourd’hui. Il en va de même pour le jeu vidéo. Sans même y penser, il y a forcément un impact sur la façon de raconter une histoire, de structurer un récit ou d’écrire les dialogues. Mais cela reste inconscient. En revanche, l’aspect conceptuel et politique est très posé dès le début, très rationnel. J’espère que les lecteurs voient où l’auteur veut aller dans sa vision du capitalisme et de ses dérives.
Avez-vous l’impression que la littérature de science-fiction reste, aujourd’hui en France, un domaine un peu méprisé, regardé de haut, en particulier lorsque les auteurs sont français et vivants ?
• A.D. Je dois vous confesser que je lis assez peu de romans contemporains… J’ai toutefois une chance extraordinaire : je n’ai jamais senti de mépris par rapport au fait que j’écrive de la SF. Autour de moi, les tenants de chaque genre ont tous un peu l’impression d’être minorés, infériorisés. La SF n’échappe pas à ce syndrome. À mes yeux, c’est un genre majeur, il n’y a qu’à voir ce qui se passe, même au-delà de la littérature, dans le cinéma, les séries TV ou le jeu vidéo. Mais, oui, il y a sans doute une exception française, avec une prétention propre à la littérature blanche de regarder les autres genres d’un mauvais oeil. Moi, j’ai de la chance, je n’ai jamais senti ce ciblage. Je sais toutefois que neuf auteurs sur dix des littératures de l’imaginaire ont ce sentiment.
On ne peut pas dire que les traditionnels grands prix littéraires aient beaucoup mis à l’honneur les littératures de l’imaginaire, à quelques exceptions près – citons Antoine Volodine ou René Belletto. Comment l’expliquez-vous ?
• A.D. C’est la traduction d’un retard dans la prise de conscience qu’une autre littérature existe. Dans les prix en question, les jurys sont cooptés depuis des années, avec un entre-soi et une culture qui valent ce qu’ils valent. Ils n’ont pas forcément les yeux levés ou les oreilles ouvertes pour aller hors de leur champ habituel. Ce n’est pas grave, c’est juste une question de retard. Avant d’être de la SF, c’est de la littérature. Attention, je ne dis pas qu’entrer dans Les Furtifs est une chose aisée. C’est peut-être un roman un peu plus dur à lire que la moyenne. Mais beaucoup de lecteurs, souvent jeunes, ont montré qu’ils étaient prêts à faire l’effort. Les gosses regardent des séries TV, jouent aux jeux vidéo et cela dégage de nouveaux thèmes, de nouvelles façons de raconter les histoires. En littérature, ça prend juste un peu de temps. Mais, aujourd’hui, le magazine Lire nous met à l’honneur, alors…
Justement, pour conclure, avez- vous été surpris d’apprendre que nous décernions aux Furtifs le titre de « Livre de l’année 2019 » ?
• A.D. Pour tout vous dire, quand je l’ai appris, j’ai demandé à mon éditeur ce qu’il se passait. C’était complètement fou ! Pour moi, Lire est un magazine grand public, donc plutôt axé sur la littérature générale. Cette distinction signifie que vous êtes à l’heure du présent – pas même en avance. Quand un roman comme le mien, dont l’action se situe dans un futur proche mais qui nous parle d’aujourd’hui, s’écoule à 100 000 exemplaires, cela répond à quelque chose chez les lecteurs. Peut-être aussi que tous ces enjeux, on ne les évoque pas ailleurs. Je le répète : je suis sidéré, lors des rencontres ou signatures, par le nombre de jeunes gens, entre 15 et 30 ans, dont on dit qu’ils ne lisent plus et qui viennent me voir, discuter et me faire dédicacer un livre. Même si l’on est dans l’imaginaire, Les
Furtifs leur parle de leur vie. Maintenant.
L’horizon désirable vers lequel on peut tendre est une ligne de fuite