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Anne-Marie la Beauté

- YASMINA REZA

Il y a un ton Yasmina Reza, dont chacun des livres diffuse la musique lancinante, douce-amère, avec ses subtiles variations. La dramaturge et romancière signe aujourd’hui un nouveau monologue marquant. Anne- Marie la Beauté* fait entendre la voix d’une certaine Anne-Marie Mille. Une femme brune plus toute jeune qui porte des pantoufles vénitienne­s, souffre du genou, fait ses courses à Monoprix et chez Picard. À 19 ans, elle a quitté le Nord et SaintSourd-en-Ger. Direction Paris pour passer une audition et s’installer dans le 20e arrondisse­ment. Des scènes, elle en a foulé, elle qu’on surnommait « Anne-Marie la Beauté ». Avec certes un succès moindre que sa camarade Giselle Fayolle, qui vient de s’éteindre. Anne- Marie égrène les souvenirs en s’adressant à quelqu’un qu’elle appelle tour à tour « madame », « mademoisel­le » ou « monsieur ». Elle se souvient qu’elle a épousé un homme « cent pour cent organisé » avec lequel elle s’est gentiment ennuyée. Elle évoque un père qui a eu un « envol extravagan­t » et une mère qui a fini par arriver à se suicider. Un fils quadragéna­ire, dégarni et inquiet dont elle se plaint, lâchant au passage que « les enfants ne tiennent pas chaud très longtemps ». La dame, qui raffole de l’avocat et de la truffe, ne se fait plus d’illusion sur rien. Parfait condensé de l’art de Yasmina Reza, Anne-Marie la Beauté est l’une des plus belles réussites de l’auteure d’Heureux les heureux.

Ce texte sera mis en scène par l’auteure du 5 mars au 5 avril 2020, au Théâtre national de la Colline, à Paris.

Moi je viens de Saint-Sourd-en-Ger madame, un pays où on ne reste pas couché

À Saint- Sourd quand j’étais enfant, il y avait les puits de charbon et la Compagnie théâtrale de Prosper Ginot

On les voyait passer en ville les acteurs de la Comédie de Saint-Sourd. Ils marchaient seuls ou à deux sur la place. Surtout les dimanches à cause du marché Je pouvais toujours dire leur nom

Je le murmurais pour moi-même

Armand Cheval, Prosper Ginot, Madeleine Puglierin, Désiré Guelde, Georgia Glazer, Odette Ordonneau Je les reconnaiss­ais tous

Je gambade. Presque

Oui…

Est-ce qu’ils mettront la prothèse en titane dans l’urne après ma crémation ?

Je me suis demandé

Les gens qui savent madame, disent que l’âme sort tout de suite du corps et que tu te vois

Tu te vois descendre sous terre vers le confinemen­t C’est pourquoi je dis, incinérati­on

J’ai eu une vie heureuse vous savez

Tout mon genou est en titane, ils ne m’ont laissé que la rotule

Le médecin a dit, vous êtes presque comme neuve, vous pouvez lâcher un peu la canne

Qu’elle disparaiss­e vite fait celle-là !

La canne pour moi c’est la poliomyéli­te

Les enfants déformés avec une patte folle qui rasent les murs à Saint-Sourd. Toute mon enfance j’ai vécu dans la terreur de la poliomyéli­te

La moindre douleur, j’avais la polio. J’avais aussi le cancer ou la méningite. Mais j’avais surtout la polio

Je ne me serais jamais présentée à vous avec la canne. Vous ne m’en voulez pas de vous recevoir en pantoufles ?

Des Furlana

Des Furlana vénitienne­s, j’en ai des jaunes aussi Tant que mon mari vivait elles se racornissa­ient dans l’armoire

Il disait que j’avais l’air d’un cube

Avec la canne je m’étais organisé un petit circuit discret avec des endroits où m’asseoir, direction Picard et le Monoprix

Et le coiffeur pour la couleur

Je m’asseyais chez le boulanger qui fait salon de thé. Je m’asseyais à la pharmacie où on m’aime. Picard où on m’adore. J’avais l’arrêt du 84. Et le siège inoccupé d’une caissière au Monoprix

Elles sont trois pour cinq caisses. On me connaît Au Monoprix, j’ai un petit évangélist­e de Madagascar qui m’aime. Il s’appelle Victor. Il range des boîtes. À chaque fois que je cherche une chose, il me la trouve

Le vigile aussi, il est con mais gentil. Il m’attrape des trucs que je ne peux pas attraper. Je n’ai pas encore bien récupéré la flexion. Ils mettent le produit pour astiquer les cuivres en dessous du rayon parce qu’ils n’ont pas de place

Il n’est pas assez grand ce Monoprix

Je suis connue là-bas

Le nouveau médecin a dit, vous êtes quasi neuve, vous pouvez vous éloigner de la canne

Déjà rangée mon vieux

Il m’a trouvé un peu de tension

J’ai dit docteur comment ça se fait que j’aie de la tension alors que je n’ai jamais eu de tension ? Il a dit, parce que c’est comme ça. On n’a pas quelque chose et un jour on l’a

J’ai dit, oh la la très peu pour moi cette philosophi­e ! Ça n’a jamais été cette philosophi­e avec le docteur Olbrecht

Je regrette Olbrecht. On se connaissai­t depuis trente ans

Il venait m’applaudir

Il soignait aussi mon mari et mon fils Arrivés à un certain âge, les gens se donnent le mot pour se défiler. Des gens censés vous tenir la main jusqu’au bout. Le médecin, l’agent artistique, le mari, les Storm mes voisins

La première fois, je l’ai vue, dans une embrasure, étendue sur un sofa avec ses cheveux

J’arrivais du Nord, venue à la capitale pour une audition au Théâtre de Clichy

J’ai vu les cheveux qui tombaient de la tête penchée au fond de la pièce. Elle fumait

Quelqu’un m’a dit c’est Giselle Fayolle

J’ai cru qu’elle était importante, alors qu’à l’époque elle n’était rien. Rien du tout

De toute façon pour moi une fille qui avait une loge à Paris était importante

On s’est connues dans Bérénice

J’étais sa confidente

Dans la vraie vie aussi je plaignais ses amants Elle habitait rue Émile-Augier, moi j’avais une chambre rue des Rondeaux où elle ne venait jamais

Quand on s’est revues, quarante ans plus tard, c’est encore moi qui me déplaçais

À la fin, Giselle avait des problèmes d’intestin, moi un genou foutu

On allait au restaurant de temps en temps. Ou bien j’allais chez elle, rue de Courcelles

J’y ai même dormi une nuit qu’elle se sentait seule Toujours moi qui me déplaçais

Après mon opération, on ne se voyait plus. Finies les excursions

La voir surgir en noir et blanc ça m’a choquée madame, bien sûr

Le noir et blanc dans les magazines c’est la tombe

On connaissai­t cette photo avec des couleurs Le bleu pailleté jusqu’aux tempes

Le bruit courait, à l’époque, qu’elle était la maîtresse d’Alain Delon

Et peut-être d’Ingmar Bergman

Enfin les bruits couraient

Vous êtes chez la pédicure, vous tournez une page pensant à la frivolité, et vous tombez sur Gigi Fayolle en noir et blanc

Les autres disparus en dessous n’ont pas de photo J’arrivais de Saint-Sourd, j’étais descendue à Paris pour une audition

Les confidente­s de tragédie, personne ne les faisait. J’avais une recommanda­tion

Quand on m’a donné Phénice mademoisel­le, j’étais si heureuse, d’un bonheur inouï, incommensu­rable, à cause du sentiment de chance

Giselle était allongée sur un sofa à fleurs avec ses cheveux

Ses cheveux m’ont hypnotisée

Elle avait vingt et un ans. J’en avais dix-neuf Elle faisait partie des filles qui restaient au lit jusqu’à midi, elles faisaient tout dans le lit, manger, téléphoner, lire, recevoir, et dans leur loge, elles avaient un divan et elles s’allongeaie­nt encore avec les pieds surélevés

Giselle c’était ça quand je l’ai connue. Allongée avec une tasse de thé à portée de main et un biscuit

Elle avait une chambre rue Émile- Augier, à la Muette. Moi rue des Rondeaux dans le 20e

Ça longeait le cimetière du Père-Lachaise. Une vue à se mettre une balle. Je n’ai jamais compris les gens qui peuvent ne manger qu’un seul biscuit. Un seul biscuit, où est la joie ?

Elle raflait tous les grands rôles. En gisante, avec l’air de ne rien vouloir. Les reines, les folles, les putes, même les pouffiasse­s coloniales. C’est bon pour la carrière quand tu as l’air de ne rien vouloir

Des tentatives d’alanguisse­ment j’en ai fait aussi Mais ne s’alanguit pas qui veut

Le docteur Olbrecht organisait des fêtes à thème chez lui. Une année il a fait le désert et les bédouins. Il a contacté une entreprise festive, il a fait livrer un camion de sable et une tente bariolée. Ils étaient assis en bédouin dans leur salon avec sa femme qui mangeait des dattes, et des amis à eux sur trente centimètre­s de sable

J’étais un peu émoustillé­e par Olbrecht

Sa femme l’a quitté du jour au lendemain. Qu’est-ce qui est bien pour une femme ?

Moi j’avais un gentil mari sans histoires

Sa grande marotte était de repeindre l’appartemen­t Il voulait toujours repeindre, repeindre les pièces, il était épris de rafraîchis­sement

Je m’ennuyais avec mon mari, mais vous savez, l’ennui fait partie de l’amour

Il me racontait ses expertises termites, on jouait au Scrabble

C’était un homme cent pour cent organisé, qui ne supportait pas l’imprévu

Mon mari avait besoin d’un cadre pour survivre. Même d’un cadre carcéral. S’il avait eu son électrocho­c à dix-sept heures et sa torture à dix-huit heures trente il aurait été content. C’est la règle, on sait ce qu’on fait. J’aurais bien fait la bédouine avec un Olbrecht

Tu fais la bédouine et quand tu es veuve tu finis dans un cagibi avec un réchaud et tes breloques empilées

Mon mari m’a laissé deux garanties de prévoyance en capital et rente, plus deux assurances vie à mon nom. Sans parler du gentil trois pièces à deux pas de la place Pereire

Toujours eu le spectre de la roue qui tourne Tu commences petites gens et tu finis petites gens Gigi recevait ses amants avec des masques de beauté en se rasant les jambes. Elle se confection­nait des masques de légumes, à l’aubergine, à la carotte Elle n’a jamais eu aucune vie intellectu­elle

À mon avis, elle ne lisait pas les pièces en entier, même celles qu’elle jouait

Bérénice, elle n’avait lu que ses scènes L’affiche était placardée à l’entrée du théâtre. Il y avait mon nom en bas. Je passais devant soixante fois par jour. Je remontais et redescenda­is la rue du Calvaire pour voir l’effet que faisait le nom AnneMarie Mille sur une passante ordinaire. J’étais avant-dernière en bas, en petit mais on me voyait bien à cause de l’interligne en dessous. Le nom accrochait. Surtout en descendant Anne-Marie Mille ça faisait vedette

Qui joue dans Les Trois Soeurs ?… Anne-Marie Mille. Anne-Marie Mille !

Qui interprète Angélique ?… Anne-Marie Mille. Anne-Marie Mille, magnifique !

Je reviens de loin madame.

L’affiche était placardée à l’entrée du théâtre. Il y avait mon nom en bas. Je passais devant soixante fois par jour

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Anne-Marie la Beauté
par Yasmina Reza,
80 p., 12 €.
Copyright Flammarion. En librairie le 8 janvier.
LE LIVRE Anne-Marie la Beauté par Yasmina Reza, 80 p., 12 €. Copyright Flammarion. En librairie le 8 janvier.

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