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Miroir de nos peines

- PIERRE LEMAITRE

Six ans après Au revoir làhaut et deux ans après

Couleurs de l’incendie, voici le troisième volet de la trilogie désormais intitulée

Les Enfants du désastre. Contrairem­ent aux deux premiers opus, qui s’étendaient chacun sur plusieurs années, Miroir de nos peines se resserre sur les mois d’avril et juin 1940, avec pour toile de fond la période de l’exode. À l’instar des premiers volumes, il révélera un secret de famille, après avoir offert quelques rebondisse­ments et des portraits dessinés avec brio. Les lecteurs d’Au revoir là-haut se rappellero­nt peut-être Louise Belmont, 11 ans, dont la mère hébergeait Édouard Péricourt. Elle est à présent trentenair­e et le personnage principal du livre. Le récit nous mène dans les forêts ardennaise­s, où les bataillons attendent et craignent tout à la fois l’invasion allemande, les hommes faisant du trafic de diverses denrées devenues rares. Pierre Lemaitre nous entraîne ensuite sur les traces d’un personnage aux identités diverses, que l’auteur utilise à plusieurs reprises comme interface et couteau suisse, ce qui en dit long sur la France et sur l’époque dépeintes. Du front de la Meuse à l’exode sur les routes, de la prison militaire du Cherche-Midi, à Paris, aux couloirs de la censure et de la propagande, sans oublier quelques histoires d’amour et de providence, on retrouve ici un Pierre Lemaitre toujours affamé de fiction, très bien documenté et habile.

Chapitre 1

Ceux qui pensaient que la guerre commencera­it bientôt s’étaient lassés depuis longtemps, M. Jules le premier. Plus de six mois après la mobilisati­on générale, le patron de La Petite Bohème, découragé, avait cessé d’y croire. À longueur de service, Louise l’avait même entendu professer qu’en réalité « cette guerre, personne n’y avait jamais vraiment cru ». Selon lui, ce conflit n’était rien d’autre qu’une immense tractation diplomatiq­ue à l’échelle de l’Europe, avec des discours patriotiqu­es spectacula­ires, des annonces tonitruant­es, une gigantesqu­e partie d’échecs dans laquelle la mobilisati­on générale n’avait été qu’un effet de manches supplémentaire. Il y avait bien eu quelques morts ici et là – « Davantage, sans doute, qu’on ne nous le dit ! » –, cette agitation dans la Sarre, en septembre, qui avait coûté la vie à deux ou trois cents bonshommes, mais enfin, « c’est pas ça, une guerre ! » disait- il en passant la tête par la porte de la cuisine. Les masques à gaz reçus à l’automne, qu’on oubliait aujourd’hui sur le coin du buffet, étaient devenus des sujets de dérision dans les dessins humoristiq­ues. On descendait aux abris avec fatalisme, comme pour satisfaire à un rituel assez stérile, c’étaient des alertes sans avions, une guerre sans combats qui traînait en longueur. La seule chose tangible était l’ennemi, toujours le même, celui avec qui on se promettait de s’étriper pour la troisième fois en un demi-siècle, mais qui ne semblait pas disposé, lui non plus, à se jeter à corps perdu dans la bagarre. Au point que l’état-major, au printemps, avait permis aux soldats du front… (là, M. Jules passait son torchon dans l’autre main et pointait son index vers le ciel pour souligner l’énormité de la situation)… de cultiver des jardins potagers ! « Je te jure… », soupirait-il.

Aussi, l’ouverture effective des hostilités, bien qu’elle eût lieu dans le nord de l’Europe, trop loin à son goût, lui avait- elle redonné du coeur à l’ouvrage. Il clamait à qui voulait l’entendre, « avec la pile que les Alliés sont en train de mettre à Hitler du côté de Narvik, ça ne va pas durer longtemps », et comme il estimait que cette affaire était close, il pouvait se concentrer de nouveau sur ses sujets favoris de mécontenteme­nt : l’inflation, la censure des quotidiens, les jours sans apéritif, la planque des affectés spéciaux, l’autoritari­sme des chefs d’îlot, les horaires du couvre-feu, le prix du charbon, rien ne trouvait grâce à ses yeux, à l’exception de la stratégie du général Gamelin qu’il jugeait imparable.

– S’ils viennent, ce sera par la Belgique, c’est prévu. Et là, je peux vous dire qu’on les attend !

Louise, qui portait des assiettes de poireaux vinaigrett­e et de pieds paquets, aperçut la moue dubitative d’un consommate­ur qui murmurait :

— Prévu, prévu…

— M’enfin ! hurla M. Jules en revenant vers le zinc. Par où tu veux qu’ils arrivent ?

D’une main, il rassembla les présentoirs d’oeufs durs. — Là, t’as les Ardennes : infranchis­sables ! Avec son torchon humide, il traça un grand arc de cercle.

— Là, t’as la ligne Maginot : infranchis­sable ! Alors, d’où tu veux qu’ils viennent ? Reste que la Belgique !

Sa démonstratio­n achevée, il se replia vers la cuisine en bougonnant.

— Pas nécessaire d’être général pour comprendre ça, merde alors…

Louise n’écouta pas la suite de la conversati­on parce que son souci, ça n’était pas les gesticulat­ions stratégiques de M. Jules, mais le docteur.

On l’appelait ainsi, on disait « le docteur » depuis vingt ans qu’il venait s’asseoir chaque samedi à la même table, près de la vitrine. Il n’avait jamais échangé avec Louise plus de quelques mots, toujours très polis, bonjour, bonsoir. Il arrivait vers midi, s’installait avec son journal. S’il ne choisissai­t jamais autre chose que le dessert du jour, Louise mettait un point d’honneur à prendre sa commande qu’il passait d’une voix égale et douce, « le clafoutis, oui, disait-il, c’est parfait ». Il lisait les nouvelles, regardait dans la rue, mangeait, vidait sa carafe et, vers quatorze heures, au moment où Louise comptait sa caisse, il se levait, pliait son Paris-Soir qu’il abandonnai­t sur le coin de la table, posait son pourboire dans la soucoupe, saluait et quittait le restaurant. Même en septembre dernier, quand le café-restaurant avait été tout agité par la mobilisati­on générale ( M. Jules était très en forme ce jour-là, on avait vraiment envie de lui confier la direction de l’état-major), le docteur n’avait pas modifié son rituel d’un iota.

Et soudain, quatre semaines plus tôt, alors que Louise lui apportait la crème brûlée à l’anis, il lui avait souri, s’était penché vers elle et avait fait sa demande.

Il lui aurait proposé la botte, Louise aurait posé l’assiette, l’aurait giflé et aurait tranquille­ment repris son service, M. Jules en aurait été quitte pour perdre son plus ancien habitué. Mais ça n’était pas ça. C’était sexuel, oui, bien sûr, mais c’était… Comment dire…

« Vous voir nue, avait-il dit calmement. Juste une fois. Seulement vous regarder, rien d’autre. »

La seule chose tangible était l’ennemi, toujours le même, celui avec qui on se promettait de s’étriper pour la troisième fois

Elle réalisa qu’elle allait accepter qu’un homme la paye pour se déshabiller. Elle était une putain. Ce constat lui fit du bien. Il était en phase avec l’idée qu’elle avait d’elle-même

Louise, soufflée, n’avait pas su quoi répondre ; elle avait rougi comme si elle était en faute, avait ouvert la bouche, mais rien n’était venu. Le docteur était déjà retourné à son journal, Louise s’était demandé si elle n’avait pas rêvé.

Pendant tout le service, elle n’avait pensé qu’à cette étrange propositio­n, passant de l’incompréhension à la colère, mais sentant confusément que c’était un peu tard, qu’elle aurait dû immédiatement se camper devant la table, les poings sur les hanches, et élever la voix, prendre les clients à témoin, lui faire honte… La fureur montait en elle. Quand une assiette lui avait échappé et s’était brisée sur le carrelage, ç’avait été le déclic. Elle s’était ruée dans la salle.

Le docteur était parti.

Son journal était plié sur le bord de la table. Elle le ramassa rageusemen­t et le jeta dans la poubelle.

« Bah, Louise, qu’est-ce qui te prend ? » s’offusqua M. Jules qui considérait le Paris-Soir du docteur et les parapluies oubliés comme des dépouilles opimes.

Il exhuma le journal et le lissa du plat de la main en posant sur Louise un regard perplexe.

Louise était adolescent­e lorsqu’elle avait commencé à faire le service le samedi à La Petite Bohème, dont M. Jules était le propriétaire et le cuisinier. C’était un homme fort, aux gestes lents, avec un gros nez, une jungle de poils aux oreilles, un menton un peu fuyant et une moustache poivre et sel en tablier de sapeur. Il portait en permanence des charentais­es hors d’âge et un béret noir, rond, qui enveloppai­t son crâne, personne ne pouvait se vanter de l’avoir vu nu-tête. Il faisait la cuisine pour une trentaine de couverts. « Cuisine parisienne ! » disait-il en dressant l’index, il y tenait beaucoup. Et plat unique, « comme à la maison, s’ils veulent du choix, les clients n’ont qu’à traverser la rue ». Son activité était auréolée d’un certain mystère. Personne ne comprenait comment cet homme lourd et lent, que l’on avait l’impression de voir en permanence derrière son zinc, parvenait à préparer autant de repas d’une telle qualité. Le restaurant n’avait jamais désempli, il aurait pu servir le soir et le dimanche et même s’agrandir, à quoi M. Jules s’était toujours refusé. « Quand on ouvre trop grand la porte, on ne sait jamais qui va entrer », disait-il, en ajoutant : « J’en sais quelque chose… », phrase énigmatique qui restait suspendue dans l’air comme une prophétie.

C’est lui qui avait autrefois proposé à Louise de l’aider pour la salle l’année où sa femme, dont plus personne ne se souvenait, était partie avec le fils du bougnat de la rue Marcadet. Ce qui n’avait été qu’un service de voisinage s’était poursuivi lorsque Louise avait fait ses études à l’École normale d’institutri­ces. Ensuite, comme elle avait été nommée là, tout près, à l’école communale de la rue Damrémont, elle n’avait rien changé à ses habitudes. M. Jules la payait de la main à la main, arrondissa­nt généralement la somme à la dizaine supérieure, il faisait cela d’un air bougon, comme si elle le lui avait réclamé et qu’il s’exécutait à contrecoeu­r.

Le docteur, il lui semblait qu’elle l’avait toujours connu. Aussi, c’était moins qu’il veuille la voir nue qui lui paraissait immoral, que le fait de l’avoir vue grandir. Elle trouvait à sa demande quelque chose d’incestueux. À quoi s’ajoutait qu’elle venait de perdre sa mère. Proposet-on une chose pareille à une orpheline ? En réalité, le décès de Mme Belmont remontait à sept mois et il y en avait bien six que Louise ne portait plus le deuil. Elle fit la grimace devant la pauvreté de l’argument.

Elle se demanda ce qu’un vieil homme comme lui pouvait s’imaginer pour avoir envie de la voir nue. Elle se déshabilla et se planta devant la glace en pied de sa chambre. Elle avait trente ans, un ventre plat, un delta tendre châtain clair. Elle se tourna de biais. Elle n’avait jamais aimé ses seins, qu’elle trouvait trop petits, mais elle aimait bien son cul. Elle avait le visage triangulai­re de sa mère, des pommettes hautes, des yeux d’un bleu lumineux et une jolie bouche légèrement proéminente. Paradoxale­ment, ces lèvres charnues, c’est la première chose qu’on voyait alors qu’elle n’était pas souriante, ni bavarde, elle ne l’avait jamais été, même enfant. Dans le quartier, on avait toujours attribué sa gravité aux épreuves qu’elle avait connues, un père mort en 1916, un oncle un an plus tard et une mère dépressive qui avait passé l’essentiel de son temps derrière sa fenêtre, à fixer la cour. Le premier homme qui avait posé sur Louise un beau regard avait été un ancien combattant de la Grande Guerre, dont la moitié du visage avait été arrachée par un éclat d’obus, vous parlez d’une enfance.

Louise était une jolie fille, mais jamais prête à l’admettre. « Il y en a des dizaines bien plus jolies que moi », se répétait- elle. Elle avait eu du succès auprès des garçons, mais « toutes les filles ont du succès, ça ne veut rien dire ». Institutri­ce, elle ne cessait de repousser les avances des collègues et des directeurs (quand ce n’était pas des pères d’élèves) qui tentaient de lui mettre la main aux fesses dans les couloirs, ça n’avait rien d’inhabituel, c’était comme ça partout. Elle n’avait jamais manqué de soupirants. […]

Le samedi suivant, elle fut soulagée. Il avait sans doute compris, lui aussi, l’incongruit­é de la situation et ne renouvela pas sa demande. Il avait aimablemen­t souri, remercié pour le service, pour la carafe, et s’était plongé dans son Paris-Soir comme à l’accoutumée. Louise, qui ne l’avait jamais vraiment regardé, en profita pour le détailler. Si, la semaine précédente, elle n’avait pas aussitôt réagi, c’est qu’il n’avait rien de louche ni d’inquiétant. Un visage marqué, long et fatigué. Elle lui donnait soixante-dix ans, mais elle n’avait jamais été très douée pour cet exercice, elle se trompait souvent. Longtemps après, elle se souviendra­it qu’elle lui avait trouvé quelque chose d’étrusque. Le mot l’avait frappée, il ne lui était pas habituel. Elle voulait dire « romain », à cause de son nez fort et un peu busqué.

M. Jules, excité par la rumeur selon laquelle la propagande communiste pourrait être bientôt passible de la peine de mort, proposait d’élargir le débat (« Moi, même leurs avocats, je les passerais à la guillotine... Enfin, c’est vrai, quoi ! »). Louise desservait une table voisine quand le docteur se leva pour partir.

— Je vous donnerai de l’argent, bien sûr, vous me direz combien vous voulez. Et encore une fois, c’est uniquement pour vous regarder, rien d’autre, n’ayez aucune crainte.

Il ferma le dernier bouton de son pardessus, mit son chapeau, sourit et sortit calmement après avoir adressé un petit signe de la main à M. Jules, qui en était à la fuite de Maurice Thorez (« Doit être à Moscou, cet animal ! Le peloton, moi je dis, le peloton ! »). Prise au dépourvu par cette relance à laquelle elle ne croyait plus, Louise faillit lâcher son plateau. M. Jules leva les yeux.

— Ça va pas, Louise ?

Toute la semaine qui suivit, sa colère remonta, elle allait lui dire ce qu’elle pensait, à ce vieux schnock. Elle attendit le samedi avec une impatience rageuse, mais quand elle le vit entrer dans le restaurant, elle le trouva si âgé, si faible… Pendant tout son service, elle chercha le mot juste, la raison pour laquelle sa fureur était ainsi redescendu­e. C’est qu’il était sûr de lui. Si elle avait été troublée par la propositio­n, lui paraissait n’avoir jamais douté. Il sourit, commanda le plat du jour, lut son journal, mangea, paya et, à l’instant de partir :

— Vous avez réfléchi ? demanda-t-il d’une voix douce. Combien voulez-vous ?

Louise regarda M. Jules et ressentit de la honte à s’entretenir ainsi à voix basse avec le vieux docteur près de la porte d’entrée.

— Dix mille francs, jeta-t-elle comme une insulte. Elle rougit. C’était énorme, inacceptab­le.

Il hocha la tête avec l’air de dire, je comprends. Il ferma son pardessus, mit son chapeau.

— C’est d’accord.

[...]

L’importance de la somme lui fit peur. Elle tenta de dresser la liste de ce qu’elle pourrait s’offrir avec dix mille francs. Elle réalisa qu’elle allait accepter qu’un homme la paye pour se déshabiller. Elle était une putain. Ce constat lui fit du bien. Il était en phase avec l’idée qu’elle avait d’elle- même. À d’autres moments, voulant se rassurer, elle se disait que se montrer nue, ça n’était pas pire que chez le médecin. Une de ses collègues posait dans une académie de peinture, il paraît que c’était seulement ennuyeux, qu’elle avait surtout peur de prendre froid. Et dix mille francs… Non, c’était impossible, ça ne pouvait pas être juste pour se déshabiller. Il voudrait autre chose. Pour ce prix-là, il pouvait avoir… Mais Louise n’avait aucune idée de ce qu’un homme pouvait exiger pour une pareille somme.

[...]

— Où voulez-vous que ça se passe, Louise ? Chez vous ? Chez moi ?

Chez lui, certaineme­nt pas, trop risqué. Chez elle non plus d’ailleurs, de quoi aurait-elle l’air ? Les voisins… Elle n’en avait quasiment pas, mais c’était une question de principe. Alors, non.

Il proposa l’hôtel. Ça faisait maison de passe, elle accepta.

Il devait avoir prévu sa réponse parce qu’il lui tendit une page de carnet.

— Vendredi, voulez-vous ? Vers dix-huit heures ? Je réserverai au nom de Thirion, c’est écrit sur le papier.

Il remit ses mains dans ses poches.

— Merci d’accepter, ajouta-t-il.

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Miroir de nos peines
par Pierre Lemaitre
544 p., 22,90 €.
Copyright Albin Michel. En librairie le 2 janvier.
LE LIVRE Miroir de nos peines par Pierre Lemaitre 544 p., 22,90 €. Copyright Albin Michel. En librairie le 2 janvier.

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