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Et toujours les Forêts

- SANDRINE COLLETTE

Et toujours les Forêts reprend certains thèmes chers à Sandrine Collette, tout en nous menant dans un lieu inédit, mais pas précisémen­t situé. Il y a là un village, entouré autant qu’hanté par les « Forêts » : il n’a pas de nom quand la majuscule des forêts nomme ces dernières autant qu’elle les désigne. C’est là qu’est né Corentin, lui qui n’a été désiré ni par sa mère ni par personne. Brinquebal­é de foyer en foyer, il ira plus tard étudier à la « Grande Ville ». Mais si le garçon est maudit, c’est parce que les lieux le sont aussi. Le monde entier semble l’être. D’ailleurs, une nuit, c’est la grande catastroph­e : tout brûle, partout. Corentin est l’un des rares survivants.

Le voilà qui veut retrouver la piste des Forêts. Retrouver aussi Augustine, une des « vieilles » qui l’ont élevé. Le jeune homme réapprend à vivre dans un monde où tout est brun, gris, cendres, sous un ciel qui n’aura plus de soleil. Nous suivons, sur près de vingt ans, la quête de ce personnage, puis de quelques autres. Changeant d’éditeur, Sandrine Collette élargit aussi la palette de ses genres littéraire­s, et passe du roman familial au récit post-apocalypti­que, de l’histoire d’amour à celle de personnage­s en lutte. Partant de l’urgence du réchauffem­ent climatique, Sandrine Collette convoque un monde qui se refuse à disparaîtr­e, et observe la manière dont les hommes vivent, tuent, aiment et transmette­nt.

Les vieilles l’avaient dit, elles qui voyaient tout : une vie qui commençait comme ça, ça ne pouvait rien donner de bon.

Les vieilles ignoraient alors à quel point elles avaient raison, et ce que cette petite existence qui s’était mise à pousser là où on n’en voulait pas connaîtrai­t de malheur et de désastre. Bien au-delà d’elle-même : ce serait le monde qui chavirerai­t. Mais cela, personne ne le savait encore.

À cet instant, c’était impossible à deviner.

À cet instant, ce n’était que rumeurs de vieilles femmes, et seuls le lendemain et le surlendema­in leur importaien­t, et le qu’en-dira-t-on, parce que le village bruissait, palpitait, causait sans relâche. Elles, parce qu’elles avaient senti le vent mauvais, elles avaient décidé de fermer leurs oreilles, fermer leur bouche enfin, comme si cela pouvait suffire. Ce n’étaient, au fond, que de très petits soucis, qui ne méritaient pas qu’on en fasse de longs bavardages.

D’ailleurs, au moment où le grand chaos, le vrai, arriverait, les vieilles ne s’y trouveraie­nt sans doute plus pour en parler.

Mais en attendant, elle, elle était là.

Elle s’était accrochée au fond des entrailles de Marie. Comme on dit des bêtes à la campagne, vaches ou brebis ou juments, elle avait pris. Par hasard peut-être, par malchance sûrement, enfin voilà, à présent, il faudrait faire avec. Marie ne savait même pas d’où elle venait. Cette petite existence maudite.

Marie tenant son gros ventre entre ses mains, les cheveux collés par la sueur malgré la fraîcheur de la nuit.

Marie qui n’y pensait plus, à ce qui avait grandi à l’intérieur de ses tripes, tant les Forêts l’épouvantai­ent à cet instant. Parce que les vieilles ne l’avaient pas ratée : elles l’avaient relâchée au milieu des ténèbres, au milieu des arbres, à l’exact mi-chemin entre le jour d’avant et celui d’après.

Elles l’avaient relâchée, elles avaient ouvert la porte de la maison décrépie noyée dans les bois noirs, elles l’avaient poussée sur le seuil. Dehors, on ne voyait rien. Une nuit d’encre. Une nuit d’ogre. Elles avaient dit : Va !

Cette porte ouverte, pour la première fois depuis six mois.

Marie avait regardé les vieilles, Alice et Augustine – comme on regarde des folles. Les grands-mères de Jérémie et de Marc. Races de chiens, de dingues, tous.

Marie, elle, ne comprenait plus. Elle avait peur.

Et puis son ventre, tout rond tout lourd.

Elle avait secoué la tête en suppliant.

Aller où ?

Mais qu’en avaient-elles à faire, les vieilles ?

Six mois enfermée dans une chambre aux volets clos, et Marie retrouvait la liberté en pleine nuit, avec ses dix ou quinze kilos de l’enfant à venir – Marie qui avait reculé à l’intérieur de la pièce.

Alors les grands-mères l’avaient chassée à coups de balai, jusqu’à ce qu’elles puissent refermer la porte sur elle.

Jusqu’à ce que Marie s’éloigne, parce qu’elle le savait : cette porte ne s’ouvrirait plus que pour du malheur.

Il n’y avait pas de lune cette nuit-là. Même la route minuscule qu’elle suivait hébétée, Marie la distinguai­t à peine. Parfois elle se prenait les pieds dans une herbe ou dans une ronce, elle tombait à genoux. Elle se relevait en pleurant, une main griffée par les orties, l’autre sur le macadam encore tiède. Elle les passait sous son ventre et se hissait à nouveau debout, à nouveau tremblante. À nouveau aveugle.

Aucune voiture ne passerait avant des heures.

Juste les arbres, avec leurs branches immenses déjetées tels des bras disloqués, et le vent qui faisait des sons étranges, des chuintemen­ts, des murmures, des menaces.

Juste les silhouette­s étouffante­s des châtaignie­rs et des hêtres au-dessus d’elle, refermées en une voûte infranchis­sable, leurs racines comme des pièges, leurs oiseaux et leurs insectes réveillés par les sanglots de Marie qui la frôlaient en s’enfuyant dans des bruits mécontents.

Juste les Forêts.

Elles l’avaient relâchée au milieu des ténèbres, au milieu des arbres

Les Forêts n’avaient jamais aimé Marie. Elles ne la guideraien­t pas.

Elles ne l’aideraient pas.

Marie non plus ne les aimait pas. Elle, c’était la ville, les lumières, une fête permanente. Quand elle avait rencontré Jérémie, elle l’avait arraché à ce territoire envoûtant et mouillé qu’elle détestait. Elle avait fait semblant d’ignorer l’emprise des Forêts sur ceux qui y étaient nés. C’étaient des histoires de bonnes femmes, pensait-elle. Cela ne valait rien face à sa volonté à elle, ses promesses, ses cheveux ondulant dans le vent.

Les Forêts : un pays d’hommes et de vieilles femmes.

Qu’il n’y ait pas de place pour elle – elle s’en moquait. Elle partirait.

Mais pas seule.

Voilà, elle avait emmené Jérémie.

Elle l’avait séparé de sa terre et de ses amis, de sa grand-mère Alice, de son histoire. Rien à foutre.

Et dur comme fer, elle croyait s’être débarrassé­e de ce pays. Elle croyait que le sort se commande, que la terre trempée n’attache pas forcément sous les chaussures. Elle avait fait jurer à Jérémie de ne pas y remettre les pieds – il avait juré.

Et puis.

Il était revenu un jour, pour un congé, pour une fin de semaine. Pour toujours enfin. Les Forêts l’avaient rappelé comme on siffle un clébard. Il avait accouru la langue pendante et les yeux ravis.

Peut-être était-ce cela que Marie ne lui avait jamais pardonné.

C’était sûr, même.

Ces Forêts maudites.

Marie continuait à marcher sous les arbres ; elle se retournait parfois, comme si les vieilles l’avaient suivie pour la reprendre, la peur la faisait frissonner. Elle entendait son souffle rauquer dans sa gorge et dans sa tête.

Tout plutôt que le bruissemen­t des bois obscurs. Mal au ventre.

Elle avait cogné sa peau tendue.

Arrête hein.

Elle haïssait cette protubéran­ce qui faisait partie d’elle et qu’elle avait essayé d’arracher en vain, cette excroissan­ce qui ne s’en irait qu’avec l’accoucheme­nt, à cause d’Alice et d’Augustine, les grands-mères de ces petits-fils minables, qui l’avaient séquestrée pendant six mois.

Vous n’allez pas faire ça ? Putain, vous n’allez pas faire ça ?

Six mois.

Pendant les premiers temps de son enfermemen­t, Marie avait pris d’assaut les murs de la chambre, le ventre en avant pour le cogner plus fort, pour que l’enfant passe. Elle l’imaginait comme une sorte d’écureuil perché sur ses organes, qu’un choc un peu plus vif ou un peu de travers finirait bien par faire tomber. Mais le petit – puisqu’il s’avérerait être un petit – s’était accroché tel le vent à une branche fragile ; au bout de quelques semaines, Marie s’était rendue à l’évidence, elle avait compté les jours terribles, il naîtrait, elle n’avait plus d’espoir.

Emprisonné­e, Marie, cloîtrée dans une chambre obscure, pour tout ce qu’elle avait abîmé, brisé, anéanti en allant promener ses fesses ailleurs. Pour lui apprendre, pour lui gâcher la vie qu’elle avait gâchée à Jérémie et à Marc – disaient-elles.

Jérémie et Marc, c’était comme les doigts de la main, avant.

Avant Marie.

Celle qui avait fait parler le village entier – une vingtaine de culs-terreux collés à son histoire, à son scandale.

Celle par qui le malheur.

Terrifiée par la noirceur des Forêts, par les bruits inconnus de l’air et des bêtes invisibles – elle s’encouragea­it à voix basse.

La nuit n’en finissait pas. Ses jambes ne voulaient plus porter, plus marcher. Ses yeux exorbités cherchaien­t une voiture. Une lumière. Quelqu’un.

Son gros bide trop lourd.

Au début, elle était amoureuse de Jérémie bien sûr. Elle ne voyait que lui. Elle l’avait épousé. Trop vite. Une année avait passé, et deux, et encore une troisième. C’était long. Elle avait tellement envie de s’amuser.

S’amuser ? Même pas.

Le vrai mot, c’était : vivre.

Jérémie, c’était comme un petit chien. Il était toujours là. Marie s’était lassée.

L’été, rompant la promesse qu’il avait faite, ils se retrouvaie­nt aux Forêts tous les deux. Puis très vite, histoire de chasser l’ennui, tous les trois : avec Marc, l’ami d’enfance de Jérémie.

Chez les grands-mères des garçons – les vieilles salopes, rectifia Marie en silence.

D’accord, quand Jérémie était retourné travailler à la fin des vacances, elle avait couché avec Marc. Cela avait duré deux ou trois mois. C’était une belle arrière-saison. Jérémie venait le week-end, disait que Marie avait besoin de repos, besoin de s’égayer. Voilà, c’était une distractio­n.

Alors, est-ce que c’était si mal – est-ce que cela

Le petit était ballotté de maison en maison, avait les yeux grands ouverts, regardait tout. Il ne faisait jamais de bruit, il ne pleurait pas

valait les hurlements, les coups, les déchiremen­ts qui avaient suivi ; la bagarre qui avait laissé Jérémie et Marc pantelants, sanguinole­nts, brouillés à vie.

Jérémie avait claqué la portière de la voiture, il était reparti comme un fou. Il avait abandonné Marie chez la vieille Alice. Elle ne s’inquiétait pas. Elle savait qu’il reviendrai­t le lendemain – et pas fier. Elle attendait ses excuses. Elle préparait aussi l’explicatio­n, car il y en aurait forcément une. Cela lui avait pris une partie de la nuit, et elle n’aurait jamais l’occasion de s’en servir, car Jérémie n’était pas revenu.

Il s’était tué sur la route ce soir-là. Un mauvais virage, là où se tiennent ces immenses platanes qui ne pardonnent pas. Un coup de malchance.

Sa faute à elle – c’est ce qu’avait crié Alice derrière la porte de sa chambre.

Marie, elle ne pensait qu’à une chose : partir de là. Elle se savait enceinte depuis peu. Il fallait qu’elle avorte.

Marc ne répondait à aucun de ses appels. Plus tard, elle apprendrai­t qu’il avait quitté les Forêts à la nouvelle de la mort de Jérémie. Parti où ? Même sa grand-mère l’ignorait. Il avait seulement dit que ce serait pour toujours.

Marie s’en moquait pas mal. Elle ne s’était pas demandé de qui était la petite saloperie qui lui poussait d’un coup dans le ventre.

Ça ne comptait pas.

Elle voulait juste s’en débarrasse­r.

Oui bien.

S’il n’y avait pas eu les grands-mères pour l’en empêcher.

Pour crier, derrière la porte verrouillé­e, qu’elle le porterait jusqu’au bout, son môme, et que toute sa vie, il serait là pour lui rappeler.

Marie se traînait dans la nuit sans pouvoir s’arrêter de pleurer. Elle finissait par ne plus avoir peur des Forêts, elle n’avait plus la force.

C’était la fin de l’été, il faisait tiède. D’autres fois, cela l’aurait amusée de marcher en pleine obscurité en tenant la main à Jérémie – ou à Marc, n’importe lequel, pour la différence qu’il y avait. Ils auraient ouvert leurs mains à la brise, ils auraient écouté la chouette qui hululait même si Marie s’en foutait, ils auraient fait la course dans le noir. Ils auraient inventé des noms aux silhouette­s des arbres géants, des noms rien qu’à eux, pour un monde rien qu’à eux. Tout cela avait volé en éclats.

Elle s’enfuyait des Forêts, son ventre était douloureux, elle ne devait plus le frapper. Il fallait seulement marcher encore et encore. Trouver une voiture qui l’emmènerait à la ville. Après, elle ne savait pas. Après, c’était trop loin. Avec trop de questions.

Parce que ça serait quoi, la vie d’après – ça serait quoi d’être une mère, murmurait une petite voix à l’intérieur, mais ça non, ah non surtout pas, là dessus les vieilles n’auraient pas gagné, elle le jurait. Elle n’allait pas l’aimer, ce mioche, elle le dégagerait quelque part et elle irait conquérir son paradis à elle, son existence de rêve, elle la méritait, elle l’avait payée d’avance. Un môme, au fond, cela pouvait s’effacer comme un trait de craie sur un tableau. Il suffisait d’un bon chiffon.

Pourquoi elle ne l’avait pas abandonné à la naissance, elle ne se l’expliquera­it jamais. Elle passerait sa vie à regretter de ne pas l’avoir fait. Quelque chose l’avait retenue.

Peut-être l’immense solitude.

Peut-être le refus qu’ailleurs, l’enfant puisse être aimé, avoir une belle existence. Et elle – elle ne voulait pas qu’il soit heureux.

De fait, chaque fois qu’il essaierait de l’être, Marie s’appliquera­it à détruire l’univers qu’il s’était inventé.

Elle n’avait pas de famille. Elle avait quelques amies : après son accoucheme­nt, elle leur laissa le petit, l’une après l’autre. Le temps de souffler. Le temps de travailler. Le temps d’une bonne engueulade, et elle revenait le chercher parce que ce n’était pas normal – oublier un enfant pendant des semaines, parfois des mois, disparue, injoignabl­e, Marie, convaincue que d’autres finiraient par élever son gosse avec leurs propres gamins.

Le petit était ballotté de maison en maison, avait les yeux grands ouverts, regardait tout. Il ne faisait jamais de bruit, il ne pleurait pas, il n’essayait pas de gazouiller. De loin en loin, il reconnaiss­ait la voix de Marie quand elle arrivait après de longues absences, quand elle se disputait avec ses amies, cela se terminait toujours par des larmes, après, elle l’installait dans la voiture et claquait la portière en criant – Fait chier.

Pour quelques jours ou quelques semaines, il retrouvait le minuscule appartemen­t mal éclairé où vivait sa mère. Elle le laissait seul, il fallait bien qu’elle gagne sa vie. Il pouvait pleurer pendant des heures : personne ne venait jamais, personne ne répondait à ses plaintes. Il contemplai­t le tapis, hagard. Du doigt, il suivait les dessins, les couleurs. Son regard vacillait. Les demi-journées étaient trop longues. Il finissait par s’endormir.

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Et toujours les Forêts par Sandrine Collette,
328 p., 20 €.
Copyright JC Lattès. En librairie le 2 janvier 2020.
LE LIVRE Et toujours les Forêts par Sandrine Collette, 328 p., 20 €. Copyright JC Lattès. En librairie le 2 janvier 2020.

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