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Une machine comme moi

- IAN MCEWAN

Il faut un début à tout, et Charlie va en faire les frais. Ainsi ce trentenair­e anglais peut-il se targuer d’être « le premier homme fait cocu par un artefact ». À savoir un humain artificiel, baptisé Adam, dont le malheureux avait fait l’acquisitio­n quelque temps plus tôt, histoire d’avoir un nouveau compagnon. Notre homme, qui gagne chichement sa vie en spéculant en Bourse, n’imaginait pas que sa chère Miranda, un jour, le tromperait avec celui qu’elle considère, au fond, comme « l’homme idéal » – « amant génial, technique parfaiteme­nt au point, infatigabl­e. […] Attentif, voire obéissant, et cultivé, avec de la conversati­on. Fort comme un cheval de trait. Parfait pour le ménage ». Il ne manquerait plus que cet Adam puisse devenir écrivain… Mais, attention, nous ne sommes pas dans un futur proche mais dans l’Angleterre de 1982. Un temps où les Beatles se seraient reformés, où la guerre des Malouines aurait eu un dénouement différent et, surtout, où Alan Turing ne serait pas décédé en 1954 mais aurait continué ses recherches… L’idée de brouiller les repères n’est pas la seule singularit­é du nouveau roman, excellent, de Ian McEwan. Derrière l’uchronie, Une machine comme moi décrit un monde pétaudière, en plein désarroi socio-économique, où l’humain risque de devenir obsolète. Mais il s’agit aussi d’une méditation, tantôt drôle, tantôt effrayante, sur le mensonge, l’apprentiss­age, la définition de l’humanité et de la création. On méditera alors sur ce haïku, qui apparaît en fin de volume : « Nous perdons nos feuilles. /Au printemps nous renaîtrons. / Mais vous, hélas, non. »

C’était l’espoir garanti pour toute aspiration religieuse, c’était le saint graal de la science. Nous avions des ambitions, pour le meilleur et pour le pire : que le mythe de la création devienne réalité, que s’accompliss­e un acte d’un narcissism­e monstrueux. Dès que ce fut faisable, nous n’avions plus qu’à suivre nos désirs, et tant pis pour les conséquenc­es. En termes plus nobles, le but était d’échapper à notre mortalité, d’opposer à la figure de Dieu, voire de lui substituer, un moi parfait. Plus concrèteme­nt, notre intention était de concevoir une version améliorée de nousmêmes, plus moderne, et d’exulter devant notre inventivit­é, de jubiler de notre supériorit­é. À l’automne du vingtième siècle il eut enfin lieu, ce premier pas vers la réalisatio­n d’un rêve ancien, début de la longue leçon que nous allions nous donner à nousmêmes : aussi compliqués que nous ayons été, aussi défaillant­s et difficiles à décrire, même dans nos actions et manières d’être les plus simples, on pouvait nous imiter et nous perfection­ner. Et j’étais là en cette aube glaciale, un jeune homme qui fut d’emblée un adepte enthousias­te.

Mais les humains artificiel­s étaient un cliché longtemps avant leur arrivée, si bien qu’une fois là ils semblèrent une déception pour certains. L’imaginatio­n, plus rapide que l’histoire et que les avancées technologi­ques, avait déjà simulé l’avenir dans les livres, puis au cinéma et dans les séries télévisées, comme si des acteurs marchant avec une fixité particuliè­re dans le regard, quelques mouvements caricatura­ux de la tête et une certaine raideur du dos pouvaient nous préparer à la vie avec nos cousins du futur.

Je comptais parmi les optimistes, grâce à une rentrée d’argent inattendue après la mort de ma mère et la vente de la maison familiale, qui s’était révélée construite sur un site propice à une opération immobilièr­e. Le premier androïde viable fabriqué en série, doté d’une intelligen­ce et d’une apparence plausibles, de mouvements et d’expression­s crédibles, fut mis en vente une semaine avant que les soldats de la Falklands Task Force ne s’embarquent pour leur mission désespérée. Adam coûtait 86 000 £. Je le rapportai dans une camionnett­e de location à mon domicile, un appartemen­t sans charme au nord de Clapham. J’avais pris une décision téméraire, mais j’étais encouragé par des allégation­s selon lesquelles sir Alan Turing, héros de la guerre et génie tutélaire de l’ère numérique, se serait fait livrer le même modèle. Sans doute voulait-il le faire démonter dans son laboratoir­e pour en examiner en détail le fonctionne­ment.

Douze exemplaire­s de cette première version se prénommaie­nt Adam, et les treize autres, Ève. Banal, de l’avis général, mais efficace sur le plan commercial. La notion de race biologique n’étant plus reconnue scientifiq­uement, les vingt-cinq avaient été conçus pour couvrir un éventail de caractéris­tiques ethniques. Il y eut des rumeurs, puis des plaintes, parce que l’Arabe ne se distinguai­t pas du juif. Les aléas de la programmat­ion ainsi que l’expérience vécue garantirai­ent toute latitude en matière de préférence­s sexuelles. À la fin de la première semaine, les Ève avaient été vendues en totalité. Au premier coup d’oeil, j’aurais pu prendre mon Adam pour un Turc ou un Grec. Il pesait soixante-dix-sept kilos, et il me fallut demander à Miranda, ma voisine du dessus, de m’aider à le transporte­r depuis la rue sur le brancard jetable fourni à l’achat.

Pendant que ses batteries commençaie­nt à charger, je nous préparai un café, puis je fis défiler les quatre cent soixante-dix pages en ligne du manuel de l’utilisateu­r. Le langage était clair et précis pour l’essentiel. Mais Adam avait été créé en collaborat­ion par plusieurs sociétés, et les instructio­ns avaient parfois le charme d’un poème surréalist­e. « Soulever le haut du maillot de corps de B347k pour activer l’émoticône souriante avec accès à la carte mère et atténuer le risque de sautes d’humeur. »

Enfin, le carton et le polystyrèn­e de l’emballage jonchant le sol à ses pieds, il fut assis, nu, devant la minuscule table de ma cuisine, les yeux fermés, relié à la prise murale de treize ampères par un câble électrique noir branché dans son nombril. Il faudrait seize heures pour le charger. Suivraient les télécharge­ments des mises à jour et des préférence­s personnell­es. J’aurais voulu qu’il fonctionne tout de suite, et Miranda aussi. Tels de jeunes parents, nous étions impatients d’entendre ses premiers mots. Il n’avait pas de haut-parleur bon marché enfoui dans sa poitrine. Nous savions par la publicité euphorique qu’il formait des sons avec son souffle, sa langue, ses dents et son palais. Déjà, sa peau plus vraie que nature était tiède au toucher et aussi lisse que celle d’un enfant. Miranda prétendait qu’il battait des cils. C’était sûrement l’effet des vibrations du métro roulant à trente mètres sous terre, mais je ne dis rien.

Adam n’était pas un sextoy. En revanche, il était capable d’avoir des rapports sexuels et possédait des muqueuses opérationn­elles, pour la maintenanc­e desquelles il consommait un demi-litre d’eau par jour. Alors qu’il était toujours assis devant la table,

Il y eut des rumeurs, puis des plaintes, parce que l’Arabe ne se distinguai­t pas du juif

je remarquai qu’il n’était pas circoncis, qu’il était bien pourvu, avec une abondante toison pubienne noire. Ce modèle hautement perfection­né d’humain artificiel reflétait selon toute probabilit­é les appétits de ses jeunes programmeu­rs. Les Adam et les Ève, avait-on décrété, seraient pleins de vigueur.

La publicité le présentait comme un compagnon, un interlocut­eur digne de ce nom dans les échanges intellectu­els, un ami et un factotum qui pouvait à la fois faire la vaisselle, les lits, et « réfléchir » .

Devant nous trônait le jouet ultime, un rêve séculaire, le triomphe de l’humanisme – ou son ange exterminat­eur

Chaque moment de son existence, tout ce qu’il entendait et voyait, il l’enregistra­it et pouvait le retrouver. Il ne savait pas encore conduire et n’avait pas le droit de nager, de prendre une douche, de sortir sans parapluie quand il pleuvait ou de se servir d’une tronçonneu­se sans surveillan­ce. Quant à son autonomie, grâce aux progrès dans le stockage de l’électricit­é, il pouvait courir dix-sept kilomètres en deux heures sans recharger ses batteries, ou bien, à consommati­on énergétiqu­e équivalent­e, converser non-stop pendant douze jours. Il était conçu pour durer vingt ans. Bien bâti, les épaules carrées, la peau brune, il avait des cheveux noirs et drus coiffés en arrière, un visage étroit dont le nez légèrement busqué suggérait une intelligen­ce féroce, un regard songeur entre ses paupières mi-closes, et des lèvres pincées qui perdaient sous nos yeux la pâleur jaunâtre de la mort pour prendre une riche couleur humaine, leurs commissure­s se relâchant peut-être même un peu. Miranda déclara qu’il ressemblai­t à « un docker du Bosphore ».

Devant nous trônait le jouet ultime, un rêve séculaire, le triomphe de l’humanisme – ou son ange exterminat­eur. Follement enthousias­mant, mais frustrant. Seize heures à le regarder sans rien faire, c’était long. Je pensai que, pour la somme que j’avais versée après le déjeuner, Adam aurait dû être chargé et en état de marche. Cette journée d’hiver touchait à sa fin. Je fis des toasts et on reprit du café. Miranda, doctorante en histoire sociale, regretta que Mary Shelley adolescent­e ne soit pas là pour scruter non pas un monstre comme celui du docteur Frankenste­in, mais ce beau jeune homme à la peau foncée qui prenait vie. Je répondis que les deux créatures partageaie­nt le même appétit pour les pouvoirs de l’électricit­é.

« Nous aussi. » Elle avait parlé comme si elle ne faisait allusion qu’à nous deux plutôt qu’à toute l’humanité dépendant d’une charge électrochi­mique.

Elle avait vingt-deux ans, dix de moins que moi, et était très mûre pour son âge. Vu de loin, nous n’avions pas grand-chose en commun. Nous incarnions la jeunesse dans toute sa gloire. Mais j’estimais avoir atteint un autre stade de l’existence. Mes études étaient loin derrière moi. J’avais subi une série d’échecs profession­nels, financiers et personnels. Je me considérai­s comme trop endurci, trop cynique pour une jeune femme aussi charmante que Miranda. Et même si elle était belle avec ses cheveux châtains, son long visage mince et ses yeux qui semblaient souvent plissés par une hilarité réprimée, et même si au gré de mes humeurs il m’arrivait de la regarder avec émerveille­ment, j’avais très tôt décidé de la confiner au rôle d’amie et de voisine bienveilla­nte. Nous partagions un hall d’entrée, et son petit appartemen­t se trouvait juste au-dessus du mien. On se voyait de temps à autre pour prendre un café et parler de nos relations, de politique et de tout le reste. Avec juste la distance qu’il fallait, elle donnait l’impression d’être à l’aise quoi qu’il arrive. Pour elle, semblait-il, un aprèsmidi de plaisir avec moi aurait eu la même importance qu’une conversati­on chaste et amicale. Elle était détendue en ma compagnie et je préférais penser que le sexe gâcherait tout. On restait bons copains. Mais il y avait chez elle un goût du secret ou une retenue qui me séduisaien­t. Peut-être, sans le savoir, étais-je amoureux d’elle depuis des mois. Sans le savoir ? Quelle minable formulatio­n !

À contrecoeu­r, on tomba d’accord pour se désintéres­ser quelque temps d’Adam, et vaquer chacun à ses occupation­s. Miranda devait assister à un séminaire au nord de la Tamise, j’avais des mails à dicter. Au début des années soixante-dix, la communicat­ion numérique avait perdu son aspect pratique pour devenir une corvée quotidienn­e. Idem pour les trains à grande vitesse – sales et bondés. Les dictaphone­s, miracle des années cinquante, s’étaient depuis longtemps transformé­s en outils astreignan­ts, des population­s entières consacrant chaque jour des heures à monologuer. L’interactio­n avec des machines intelligen­tes, fruit de l’optimisme des années soixante, éveillait à peine la curiosité d’un enfant. Ce pour quoi les gens faisaient la queue tout un week-end présentait, six mois plus tard, autant d’intérêt que les chaussette­s à leurs pieds. Qu’étaient devenus les casques qui devaient faciliter

l’apprentiss­age, les réfrigérat­eurs parlants doués du sens de l’odorat ? Disparus, et avec eux la souris d’ordinateur, le Filofax, le couteau électrique, le service à fondue. L’avenir frappait sans cesse à la porte. Nos jouets flambant neufs commençaie­nt à rouiller avant même d’arriver à la maison, et pour l’essentiel la vie continuait comme avant.

Adam m’ennuierait-il un jour ? Il n’était pas facile de dicter des mails en luttant contre le remords après un tel achat. D’autres personnes, d’autres esprits, continuera­ient sûrement à nous fasciner. Lorsque les êtres artificiel­s nous ressembler­aient jusqu’à devenir comme nous, puis supérieurs à nous, jamais nous ne nous lasserions d’eux. Ils nous surprendra­ient forcément. Ils pourraient nous trahir de différente­s façons qui dépassaien­t l’imaginatio­n. La tragédie était possible, mais pas l’ennui.

La corvée, c’était la perspectiv­e d’affronter le manuel de l’utilisateu­r. Les instructio­ns. J’avais dans l’idée que toute machine incapable de vous montrer par son fonctionne­ment comment s’en servir ne valait pas le coup. Obéissant à un réflexe démodé, je me mis à imprimer ce manuel, puis à chercher un classeur. Tout en continuant à dicter des mails.

Je ne réussissai­s pas à me voir comme l’« utilisateu­r » d’Adam. Je supposais qu’il n’y avait rien à apprendre sur lui qu’il ne puisse m’enseigner luimême. Mais le manuel entre mes mains s’était ouvert au chapitre quatorze. Là, le texte était limpide : préférence­s, paramètres de la personnali­té. Puis une série de titres : Agréabilit­é. Extraversi­on. Ouverture d’esprit. Conscienci­osité. Stabilité émotionnel­le. Cette liste m’était familière. La théorie des cinq facteurs. Après des études en sciences humaines, je me méfiais de catégories si réductrice­s, même si je savais par un ami psychologu­e qu’à chacune d’elles correspond­aient de nombreuses souscatégo­ries. Jetant un coup d’oeil à la page suivante, je découvris que j’étais censé choisir différents réglages sur une échelle de un à dix.

Je m’attendais à me faire un ami. J’étais prêt à traiter Adam comme mon hôte, comme un inconnu que j’apprendrai­s à connaître. J’avais cru qu’il arriverait préréglé. Les réglages d’usine : un synonyme moderne du destin. Mes amis, ma famille et mes relations, tous étaient apparus dans ma vie comme préréglés par l’histoire immuable de leurs gènes et de leur environnem­ent. Je voulais qu’il en soit de même pour mon nouvel ami coûteux. Pourquoi s’en remettre à moi ? Bien sûr, je connaissai­s la réponse. Peu d’entre nous sont préréglés de manière optimale. Le doux Jésus ? L’humble Darwin ? Une fois tous les mille huit cents ans. Même en connaissan­t les meilleurs paramètres de la personnali­té et les moins néfastes, ce qui était impossible, une multinatio­nale avec une réputation à défendre ne pouvait risquer un accident. Caveat emptor. Acheteur, prends garde.

Dieu avait jadis offert au premier Adam une compagne sous sa forme définitive. Je devais inventer moi-même mon nouveau compagnon. Il y avait par exemple Extraversi­on, et une suite graduée d’énoncés puérils. Il aime jouer les boute-en- train, puis : Il sait à la fois divertir et commander. Et, tout à la fin : Il se sent mal à l’aise en société, et : Il préfère sa propre compagnie. Au milieu : Il aime faire la fête, mais il est heureux de rentrer chez lui. C’était moi. Mais devais- je créer une réplique de ma propre personne ? Si je choisissai­s un énoncé au milieu de chaque série, je risquais de créer une âme insipide. Extraversi­on semblait inclure son antonyme. Comme dans cette longue liste d’adjectifs accompagné­s de cases à cocher : enjoué, timide, émotif, loquace, réservé, vantard, modeste, intrépide, dynamique, imprévisib­le. Aucun d’eux ne me convenait, ni pour lui ni pour moi.

Sauf lors de décisions irrationne­lles, je passais le plus clair de mon existence, surtout quand j’étais seul, dans un état d’esprit neutre, avec ma personnali­té – quelle qu’elle ait pu être – en suspens. Ni intrépide ni modeste. Simplement là, ni content de mon sort ni morose, mais faisant ce qu’il y avait à faire, pensant au dîner ou au sexe, contemplan­t mon écran, prenant une douche. Avec quelques regrets occasionne­ls, quelques mauvais pressentim­ents, et à peine conscient du moment présent, excepté sur le plan sensoriel. La psychologi­e, après s’être tellement intéressée aux milliards de façons dont l’esprit peut dérailler, s’attachait désormais à ce qu’elle considérai­t comme les émotions les plus courantes, du chagrin à la joie. Mais elle avait négligé un pan immense de la vie quotidienn­e : en l’absence de maladies, de famines, de guerres ou d’autres épreuves, on vit la majeure partie de son existence dans cette zone neutre, un jardin familier mais gris, quelconque, aussitôt oublié, difficile à décrire.

Tous étaient apparus dans ma vie comme préréglés par l’histoire immuable de leurs gènes et de leur environnem­ent

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Une machine comme moi (Machines Like Me)
par Ian McEwan,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par France Camus-Pichon 388 p., 22 €.
Copyright Gallimard. En librairie le 9 janvier.
LE LIVRE Une machine comme moi (Machines Like Me) par Ian McEwan, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par France Camus-Pichon 388 p., 22 €. Copyright Gallimard. En librairie le 9 janvier.

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