QUAND LES MOTS NOUS DÉCHAÎNENT
Épopée tendre-amère sur la condition ouvrière et son terrible quotidien, les « feuillets d’usine » de Joseph Ponthus, ont déjà reçu plusieurs prix, dont le Grand Prix RTL/ Lire. Inspiré par un passage dans l’industrie alimentaire où l’auteur a travaillé à la chaîne, ce premier roman, à mettre entre toutes les mains, fait mouche.
Entre l’industrie agro-alimentaire et celle du livre, il n’y eut qu’un pas pour celui qui déplaçait encore des carcasses quand À la ligne arrivait en librairie – un pas très peu franchi puisque rares sont les ouvriers à prendre la plume leur journée de labeur achevée. Et il faut l’avoir connue, l’usine, pour exprimer avec une telle justesse sa brutalité, sa violence, son inhumanité, mais aussi, grâce aux collègues, sa générosité, son courage, sa solidarité ranimant l’humain dans un univers automatisé dont les cadences infernales broient les corps et les rêves. « C’est l’expérience la plus dure et la plus belle que j’aie connue », confie l’auteur qui avoue cauchemarder encore régulièrement après trois années d’intérim dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons.
UN AIR DE TRENET POUR NE PAS CRAQUER
Parce qu’elle pompe jusqu’aux dernières forces, la ligne ne se quitte pas comme on taperait la bise à une connaissance que l’on sait ne jamais revoir. Toujours présente, elle a d’abord investi l’écriture avant de s’installer en librairies, incitant un public qui les fréquentait peu à franchir leur porte pour rencontrer celui qui avait si bien su parler d’eux. « Que mon livre soit porté par des ouvriers est ma plus grande fierté » , affirme Joseph Ponthus, ému par les témoignages de ses lecteurs après un an de tournée chez les libraires de France et de Navarre. Des anonymes aux anciens collègues (les premiers à avoir lu l’ouvrage, rassemblés autour du traditionnel pot de fin de semaine), tous se reconnaissent dans le quotidien du petit intérimaire ballotté d’un poste à l’autre, aux tâches toujours plus ingrates, au corps démoli par l’éternelle répétition des mêmes gestes, dont l’esprit s’évade loin de la chaîne sur un air de Trenet, sur un vers d’Apollinaire, sur un bon mot qui lui fait sa journée, échappées nécessaires pour ne pas craquer face à l’impitoyable machine.
« C’est beau et c’est nous » , revendiquent ceux qui ont voulu qu’À la ligne cite leur vrai prénom, et qui se refilent désormais sous le manteau, comme un objet interdit, le petit livre bleu. Bleu, cette couleur de ciel absente de l’usine où ne pénètre pas le jour, entrée par effraction pour y demeurer tant que des hommes et des femmes lui sacrifieront leur corps pour subsister – mais jamais leur dignité.