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LES FILLES DU CALVAIRE

- Gladys Marivat

Ce qu’une femme veut, et ce qu’on veut d’elle. Tel est le sujet d’écriture d’Edna O’Brien, de ses débuts avec Les Filles de la campagne jusqu’à Girl, roman événement de la rentrée littéraire, où elle prend la voix d’une lycéenne nigériane captive des terroriste­s de Boko Haram.

he Country Girls

« Country Girl » ,

« Girl » . L’auteure irlandaise de 88 ans a tracé une ligne claire et obstinée entre son premier roman, ses Mémoires et son nouveau livre ; entre l’Irlande catholique et conservatr­ice des années 1960 et le Nigeria de 2014 marqué par l’enlèvement de lycéennes par le groupe djihadiste Boko Haram. Sa vie est à l’image de son oeuvre, d’ailleurs saluée en novembre dernier par un prix spécial du jury Femina.

En 1960, quand elle écrit Les Filles de la campagne, son premier roman, Edna O’Brien a laissé derrière elle le village de Tuamgraney, dans le comté de Clare. Un milieu rural, isolé et conservate­ur. Une mère autoritair­e et un père alcoolique qui menace à plusieurs reprises la famille d’un pistolet. Envoyée en pensionnat dans un couvent, comme c’était la pratique en Irlande, elle tombe amoureuse d’une religieuse, puis pense à rentrer dans les ordres, puis désire autre chose. Ses parents aussi, qui la poussent à étudier la pharmacie. Ce qu’elle fait à Dublin. Là-bas, elle rencontre son mari, un écrivain. La grande ville est plus la patrie des écrivains que des sages études. Elle lit Tolstoï, Thackeray, Fitzgerald et, surtout, Joyce. La lecture de Portrait de l’artiste en jeune homme la convainc qu’elle veut écrire.

DES TOURBIÈRES À LA DROGUE

Edna O’Brien commence par Les Filles de la campagne (The Country Girls), qui relate l’amitié de deux filles dans un petit village de l’ouest de l’Irlande – le couvent, la honte et l’échappée dublinoise. Premier volet d’une trilogie, le roman est interdit pour obscénité car il aborde, sans détour, la sexualité féminine et la masturbati­on. Par la suite, l’auteure continue de puiser dans ses terres natales, et son vécu, pour écrire romans, essais, nouvelles et pièces de théâtre. Il y a une femme qui s’évade dans le sud de la France, et ne revient pas quand elle apprend la mort de son fils (Le Joli Mois d’août) ; il y a Les Païens d’Irlande, centré sur le monde rural, son rythme et ses croyances ; il y a une femme qui assassine son amant, le meilleur ami de son fils (Qui étais-tu Johnny ?). Sans oublier la narratrice de Nuit, qui se remémore son enfance en Irlande et son départ en Angleterre – un livre écrit sous LSD.

Des tourbières à la drogue psychédéli­que, l’itinéraire d’Edna O’Brien est en effet celui d’une « fille de la campagne » (titre de ses Mémoires parus en 2012) qui a, selon ses mots, découvert « le vice » à Dublin, et connu des périodes de vache maigre avec ses deux enfants dans le Swinging London. Aidée par le succès de ses livres, elle devient l’amante ou la soeur de célébrités – Robert Mitchum, avec lequel elle a eu une liaison, Marlon Brando, Richard Burton, Paul McCartney.

Paru à la rentrée 2019, Girl semble d’abord un accident dans son oeuvre. Que fait Edna O’Brien au Nigeria, si loin de l’Irlande ? C’est oublier que l’écrivaine s’est déjà intéressée à l’histoire d’autres pays avec son roman Les Petites Chaises rouges, qui suit l’arrivée dans un village d’Irlande d’un médecin originaire du Monténégro, spécialist­e des médecines douces, et son emprise sur une jeune femme, jusqu’à ce que l’on découvre son passé de criminel accusé de purificati­on ethnique. Comme un double de Radovan Karadzic, l’exprésiden­t de la République serbe de Bosnie surnommé « le boucher des Balkans ».

LE RETOUR IMPOSSIBLE

« J’étais une fille autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang,

mon pagne en lambeaux. » Ainsi commence Girl. La narratrice a été enlevée par les terroriste­s de Boko Haram avec ses camarades, traînée dans un camp, a subi un lavage de cerveau – « l’éducation occidental­e est un péché », lui assènent les chefs de la secte djihadiste. Domestique­s des combattant­s, elles sont violées ou mariées de force. L’héroïne tombe enceinte. Aime son enfant avec laquelle elle fuit quand l’armée nigériane attaque le camp. Mais, bien souvent, il n’y a pas de retour possible pour ces « filles ». Elles sont souillées, leurs familles les rejettent. Quel rapport avec l’Irlande ? Aucun. Ce n’est pas une autofictio­n, mais un roman dans lequel l’auteure prend la voix d’une captive de Boko Haram. Immense responsabi­lité, immense défi. Edna O’Brien l’assume pleinement, et réussit.

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n Girl par Edna O’Brien (Sabine Wespieser)

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