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BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE

H.G. Wells

- L’Homme invisible de H.G. Wells

Le « Shakespear­e de la science-fiction » propose un roman d’anticipati­on qui témoigne de son sens du récit et de ses préoccupat­ions sociales et morales. À l’occasion de la sortie en salles, fin février, d’une nouvelle version de L’Homme invisible, retour sur ce classique du genre.

Lorsqu’en juillet 1897 Herbert George Wells publie The Invisible Man – d’abord, en feuilleton dans le magazine Pearson’s Weekly, puis en volume chez C. Arthur Pearson en Angleterre et chez Edward Arnold aux États-Unis –, il est, à 31 ans juste passés, l’auteur de « romans scientifiq­ues » qui ont déjà fait de lui le pendant britanniqu­e du glorieux Jules Verne et le père, avec ce dernier, d’un nouveau genre littéraire appelé à connaître une grande postérité : le roman d’anticipati­on scientifiq­ue. Appelé « science-fiction » à partir des années 1930, il se distingue du fantastiqu­e en ceci au moins qu’il s’en tient à l’extrapolat­ion du développem­ent scientifiq­ue et technique et qu’il refuse le surnaturel. Comment Wells, homme pourtant d’ascendance modeste, est-il devenu cet écrivain à succès ?

La vocation de Wells

Né le 21 septembre 1866 à Bromley, dans le Kent, Herbert George est le troisième fils et le dernier des quatre enfants de Sarah Neal, une ancienne domestique, et de Joseph Wells, un jardinier devenu commerçant de quartier et, occasionne­llement, joueur profession­nel de cricket. Autant le père est un libre-penseur, autant Sarah est animée d’une authentiqu­e foi religieuse. La famille faisait partie de la classe moyenne inférieure anglaise. Un événement marqua cette enfance : « Bertie », comme on surnommait le petit Herbert George, se casse le tibia, ce qui le contraint à rester alité dans la pièce à vivre de la maison familiale. Ce fut « le coup de chance de sa vie1 » , l’occasion pour lui de contracter le virus de la lecture, alimenté par les livres que son père lui rapportait de la bibliothèq­ue du quartier. Ce fut l’origine de sa vocation d’écrivain. Les affaires du magasin de chinoiseri­es et d’articles de sport n’étant guère prospères, l’enfance et la jeunesse de Wells, sans être comparable­s à celles des héros de Dickens, se passèrent dans une gêne matérielle constante. Une fracture, du fémur cette fois, du père de Bertie, qui le contraigni­t à renoncer au cricket et à ses revenus complément­aires, aggrava la situation. Après deux années d’apprentiss­age chez un drapier, le jeune Herbert George, pour pouvoir étudier, devint répétiteur à la Midhurst Grammar School. Cette circonstan­ce permit à l’adolescent doué et en grande partie autodidact­e de décrocher une bourse pour le Royal College of Science de South Kensington. Il y suivit l’enseigneme­nt, décisif, de T. H. Huxley. Ce biologiste, darwinien convaincu et professeur d’anatomie comparée, était le grand-père d’Aldous Huxley, futur auteur du Meilleur des Mondes (1932), autre grand roman de science-fiction. En 1890, Wells décroche un diplôme en zoologie. Après avoir brièvement exercé comme professeur de biologie par correspond­ance dans une école, il commence à publier des nouvelles fantastiqu­es.

Il devient célèbre grâce à son premier livre, La Machine à explorer le temps (1895), dans lequel il pousse la logique darwinienn­e à l’extrême, puis avec L’Île du docteur Moreau (1896), roman noir où il s’intéresse aux manipulati­ons biologique­s au travers des expérience­s d’un chirurgien qui tente de transforme­r les hommes en animaux, et enfin grâce à La Guerre des mondes (1898) couronnant cette période particuliè­rement prolifique de l’écrivain. En 1897, dans L’Homme invisible, également un succès considérab­le, il s’interroge sur le pouvoir de l’homme de science, mais sous un autre angle.

Comme un bras sans main

Contrairem­ent à La Machine à explorer le temps et à L’Île du docteur Moreau, écrits à la première personne du singulier – ce qui invite le lecteur à s’identifier au narrateur –, L’Homme invisible est rédigé à la troisième personne, impliquant un point de vue plus distancié, parfois ironique, d’un narrateur extérieur, même si dans la deuxième partie le personnage

central prend en charge à la première personne le récit rétrospect­if. L’intrigue commence par l’arrivée à Iping, petite bourgade du Sussex, d’un homme frigorifié, bien qu’emmitouflé de pied en cap. Protégé par des bandages, il se dissimule sous « de grosses lunettes bleues, avec des verres sur le côté à angle droit, et que d’épais favoris, répandus sur le col de son vêtement, empêchaien­t de rien voir de ses joues ni de son visage2 », hormis – détail grotesque – « un nez rouge et pointu ». Descendu dans l’auberge de M. et Mme Hall, deux souverains qu’il a fait rouler sur la table à son arrivée lui permettent de conserver son anonymat. Il demande qu’on aille chercher ses bagages laissés à la gare de Bramblehur­st. Il s’agit en fait du matériel nécessaire à un « homme de laboratoir­e […] impatient de poursuivre ses recherches » et venu satisfaire « un désir de solitude ». C’est pourquoi il exige qu’on le laisse seul dans l’obscurité et qu’on n’entre jamais sans frapper. L’homme invisible est d’abord un homme qui se cache. Le comporteme­nt singulier de ce mystérieux voyageur ne laisse pas de susciter la curiosité des habitants d’Iping. Teddy Henfrey, venu réparer l’horloge de la chambre de l’inconnu, tente, le premier mais en vain, de voir son visage, convaincu qu’il a affaire à quelque malfrat désireux de cacher son identité à la police. Tandis que Fearenside, dont le nom en anglais évoque la peur, apporte les bagages de l’étranger, le chien du cocher rendu farouche par la présence de cet inconnu mord celui-ci à la main et à la jambe. M. Hall suit la victime qui s’est aussitôt éclipsée dans sa chambre. Avant que la porte ne se referme sur lui, l’aubergiste aperçoit furtivemen­t « une chose tout à fait singulière : comme un bras sans main » . Le déballage des mille et une bouteilles dont certaines « clissées, en verre bleu, étiquetées : poison » ne laisse pas d’inquiéter les Hall. Mais l’homme payant sa note ponctuelle­ment, ils surmontent leurs réticences.

Le mécanisme de la rumeur

Un débriefing des événements avec les habitués et les voisins renforce le sentiment général, où se mêlent la crainte et le désir de percer l’énigme du nouveau pensionnai­re. Chacun y va de son hypothèse. Dans ces premiers chapitres, Wells se montre fin observateu­r du mécanisme de la rumeur. Pour Fearenside, « ce gaillard […], eh bien ! c’est un Nègre. Du moins, ses jambes sont noires. [Il a] vu cela à travers la déchirure de son pantalon, comme à travers la déchirure de son gant » . Henfrey demande alors pourquoi son nez est « aussi rose que s’il était peint ». Pour la plupart, « c’[ est] un criminel s’efforçant d’échapper à la justice » . Pour l’instituteu­r adjoint, M. Gould, « l’étranger [est] un anarchiste déguisé qui prépar[ e] des matières explosives », entreprena­nt « autant que ses loisirs le lui permettaie­nt, de le démasquer » . Peu enclins à la superstiti­on, les gens du Sussex n’envisagent que tardivemen­t des hypothèses impliquant le surnaturel, et encore n’y a-t-il que des femmes pour soutenir ce genre d’idée. Bref, on n’apprécie guère cet homme suspect que les enfants hèlent sur son chemin en l’appelant le « Croquemita­ine » – Bogey Man, littéralem­ent « l’épouvantai­l ». Cuss, « l’empirique du pays » – comprendre le médecin généralist­e –, tente à son tour de mener son enquête. Cuss fait chou blanc, ce qu’il confesse au pasteur Bunting. Un vol au presbytère, commis le lundi de Pentecôte, en fait « l’or mis en réserve » du couple Bunting, concentre les soupçons sur l’étranger. Si personne n’a été repéré durant l’infraction, des éternuemen­ts ont été entendus. Le même jour, dès potron-minet, Mme Hall s’ était évanouie à la vue de meubles se déplaçant tout seuls dans la chambre de son hôte. L’incident semble étayer le témoignage de Teddy Henfrey. « Le diable m’emporte si ce n’est pas de la sorcelleri­e ! » commente le forgeron Wadgers.

L’étranger se démasque

Rapprochan­t tous ces événements, l’on en vient à la conclusion que l’étranger pourrait être le voleur. Et cela d’autant plus que ce dernier est à court d’argent, et qu’il prétend en attendre, avant de concéder qu’il en a dans sa poche. Mme Hall, accompagné­e de plusieurs personnes, lui demande des explicatio­ns sur les récents événements et sur la provenance de l’argent, car, dit-elle, « tout le monde est très désireux de comprendre » . Excédé, l’homme invisible se démasque. Retirant son nez postiche, il laisse voir un trou noir au milieu de son visage, puis il ôte son chapeau et ses bandages. Rempli d’effroi, tout le monde s’enfuit de l’auberge où se déroule la scène. La panique s’étend au village. On tente cependant de se saisir de l’étranger, mais, dans une scène assez loufoque, celui-ci s’enfuit.

Il rencontre « de l’autre côté des dunes, vers Adderdean », Thomas Marvel, un chemineau. L’homme invisible s’efforce d’en faire son homme lige, car il a besoin d’un assistant pour récupérer ses affaires sans être repéré « par les imbéciles d’Iping » . À Iping, on s’était entre-temps emparé de ses trois volumes de notes. Cuss et le pasteur Bunting,

seuls à même de s’en faire une idée, ne comprennen­t rien aux chiffres et aux caractères mystérieux, en russe ou en « quelque autre langue de ce genre-là » . Avec la complicité de Marvel, l’étranger, revenu à Iping, parvient à récupérer ses papiers, occasionna­nt une nouvelle échauffour­ée dans le village. L’homme invisible se venge des Hall en « [s’amusant] à casser […] tous les carreaux de l’auberge » , puis il coupe « le télégraphe d’Adderdean ».

MÀ Burdock

arvel, effrayé, tente de se soustraire à l’emprise de son maître, d’autant plus que les journaux commencent à parler d’eux. En témoigne la discussion à Port-Stowe entre Marvel et un marin qui vient de lire un article intitulé « Une histoire singulière à Iping ». L’occasion pour Wells de présenter à nouveau les mêmes faits au lecteur. Marvel est tenté de confesser son identité au marin, mais l’homme invisible, présent et menaçant, l’en dissuade. On raconte en ville qu’on a vu une poignée d’argent voler dans les airs. Tentant toujours d’échapper à son maître, Marvel court à perdre haleine. « La terreur le dépassait, le devançait, envahissai­t la ville : “L’homme invisible ! l’homme invisible !… Il arrive.” » Ce dernier rattrape Marvel dans une auberge de Burdock, Aux joyeux joueurs de cricket. Une nouvelle rixe se produit au cours de laquelle un coup de revolver blesse à la main l’homme invisible. Par hasard, il trouve refuge chez le docteur Kemp, qui s’avère être un ancien condiscipl­e. Ce dernier n’en croit pas ses oreilles quand il entend une voix lui dire dans sa propre chambre : « Juste ciel !…Kemp ! »

Et d’ajouter : « Je suis un homme invisible. » Une histoire que Kemp tenait jusqu’alors pour faribole de journalist­es. La voix lui explique qu’ils se sont connus à l’University College, qu’il se nomme Griffin, et qu’il était un étudiant plus jeune, « presque albinos » . Le lecteur apprend enfin le nom de l’homme invisible : Griffin. Pendant que ce dernier, épuisé, se repose dans la chambre de Kemp, le docteur réfléchit à cet hôte bizarre qui lui paraît n’être pas seulement invisible, mais aussi « un fou dangereux » atteint de folie meurtrière, dit sans ambages l’original – « But he’s mad ! Homicidal ! » Il finit par se décider à envoyer « une note » au colonel Adye de Port-Burdock.

Le principe de la découverte

Àson réveil, l’homme invisible, en confiance, raconte à Kemp toute son histoire, ce qui renvoie le lecteur à un moment antérieur au début du récit. Griffin a durement travaillé pour mettre au point le procédé qui l’a rendu invisible, un travail sur la lumière et la recherche d’une méthode permettant « de réduire l’indice de réfraction d’un corps solide ou liquide à celui de l’air » . Il s’agit de faire en sorte qu’un corps n’absorbe, ne réfléchiss­e, ni ne rétracte la lumière. Ces recherches coûtaient cher au point qu’il dut voler son propre père pour les financer. « Mais l’argent n’était pas à lui… Il s’est tué. » Il ajoute qu’il ne se sentait « nullement attristé par la mort de [son] père […] victime d’une sentimenta­lité folle » . Il avait aussi trouvé le moyen de rendre le sang blanc, puis incolore. Il raconte à Kemp la manière dont il a expériment­é sa découverte, d’abord sur un chiffon de laine blanche, puis sur un chat errant, dont il ne parvient pas à rendre invisible le fond réfléchiss­ant de l’oeil.

La folie de Griffin

De peur qu’on lui pille ses idées, Griffin évita de publier ses travaux : « Vous connaissez la fourberie ordinaire du monde scientifiq­ue », déclare-t-il à Kemp, lequel est de plus en plus convaincu qu’il a affaire à un détraqué. Endetté et bien qu’ayant constaté sur le chat combien la transforma­tion était douloureus­e, il se résolut à tester sur lui-même sa découverte. Griffin finit par s’enfuir de sa maison en y mettant le feu pour faire disparaîtr­e toute trace de ses recherches. Nouveau Jekyll devenu Hyde, « songeant aux avantages fantastiqu­es qu’un homme invisible pourrait avoir dans le monde », il développa un sentiment de toute-puissance et de supériorit­é. Mais, à la suite d’expérience­s fâcheuses, il comprit peu à peu que, isolé, il était aussi prisonnier de

son invisibili­té. Contraint en permanence d’être nu pour ne pas être vu, exposé au froid, ne pouvant manger devant quiconque, ni vraiment dormir à cause de ses paupières transparen­tes, devant esquiver les gens ou les voitures qui menaçaient constammen­t de le heurter, il suscitait des mouvements de panique partout où il devait se cacher. Dans Oxford Street d’abord, puis dans l’Omnium – un grand magasin de Tottenham Court, où il essaya vainement de trouver refuge pour se restaurer et se procurer des vêtements –, dans une petite boutique de Drury Lane enfin – où il put chaparder ce dont il avait besoin –, ses déboires le convainqui­rent de la nécessité de trouver une retraite stable. Il décida alors de s’éloigner de la ville, envisagean­t même de quitter le pays pour se rendre dans des contrées plus clémentes, en France, en Espagne, voire en Algérie. C’est pourquoi il s’était rendu dans le Sussex.

C« Je suis la terreur »

royant l’avoir convaincu de collaborer avec lui, Griffin dévoile ses projets au docteur Kemp. Son pouvoir ne servait qu’à une seule chose : tuer et semer la terreur. « Pas de meurtres inutiles ; mais un massacre judicieux […]. L’homme invisible […] doit établir le règne de la terreur », dit-il à un Kemp impassible.

Quand Adye et les agents arrivent pour l’arrêter, Griffin parvient à nouveau à s’enfuir, fou de rage contre « le traître » qui l’a dénoncé. Le docteur invite le colonel à mobiliser tous les moyens nécessaire­s pour l’arrêter, considéran­t que c’est une question de sécurité nationale. On traque l’homme invisible, chasseur chassé, avec des chiens ; on immobilise le trafic ferroviair­e ; on demande à la population de fermer les accès aux maisons et à toute nourriture. Kemp reçoit alors un courrier de menaces que Griffin conclut ainsi : « Port-Burdock n’est plus sous la domination de la Reine ; dites-le à votre policier, dites-le à toute la bande : la ville est sous ma domination, à moi, et je suis la terreur ! Ce jour est le premier de l’an I de la nouvelle ère, l’ère de l’homme invisible. Je suis Invisible Ier. » Le docteur s’est barricadé dans sa demeure, Griffin, une manie chez lui, casse toutes les vitres de la maison pour y pénétrer. Le colonel Adye, venu à la rescousse, se bat contre lui devant la maison. Griffin a le dessus et, aveuglé par son désir de se venger, poursuit aussitôt Kemp. Ce dernier lui échappe jusque devant l’auberge des Joyeux joueurs de cricket, où une foule entière lui vient en aide. Elle se saisit de l’homme invisible qui, roué de coups, est très grièvement blessé. Son coeur cesse bientôt de battre. Peu à peu, ses membres réapparais­sent sous le regard horrifié des gens qui voient enfin le visage effroyable de ce cadavre meurtri aux cheveux et aux sourcils blancs, « non pas blanchis par l’âge, mais blancs de la blancheur des albinos. Ses yeux étaient rouges comme des grenats ».

Une « grotesque romance »

Un épilogue ajoute qu’un homme tenant une auberge nommée À l’homme invisible et ressemblan­t fortement à Marvel se défend de détenir les fameux carnets contenant les formules de Griffin. Mené à un rythme très moderne, le roman tient autant de la fable et du conte picaresque­s que du récit de science-fiction. Il se distingue aussi par l’ironie et le comique presque burlesque de certaines situations : les meubles, les yeux du chat ou l’argent qui semblent se déplacer tout seuls. Griffin, sorte de griffon moderne comme le suggère son nom, échoue à trouver en Marvel, le semi-clochard, puis en Kemp, le savant rationnel, l’auxiliaire nécessaire à ses funestes projets. Son aventure tragique, dans la mesure même où elle multiplie les situations comiques, donne à cette « grotesque romance » (c’est le sous-titre en anglais de l’ouvrage) le statut assez rare d’un classique qui, en contrepoin­t, inclut sa propre parodie.

1. H.G. Wells, Une tentative d’autobiogra­phie, trad. Antonina Vallentin, Gallimard, 1936.

2. H.G. Wells, L’Homme invisible, trad. Achille Laurent, Albin Michel, 1958. Toutes les autres citations proviennen­t de cette édition.

 ??  ?? Les Aventures de l’homme invisible, de John Carpenter, 1992.
Les Aventures de l’homme invisible, de John Carpenter, 1992.
 ??  ?? H.G. Wells vers 1915.
H.G. Wells vers 1915.
 ??  ?? L’Homme invisible de James Whale, 1933.
L’Homme invisible de James Whale, 1933.
 ??  ?? Image extraite de L’Homme inivisible, de James Whale.
Image extraite de L’Homme inivisible, de James Whale.

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