« Comment une haine entre frères naît-elle ? »
Quand un Prix Goncourt adapte un Prix Renaudot : c’est le cas d’Atiq Rahimi, qui porte aujourd’hui à l’écran Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga. Une oeuvre forte qui nous plonge dans un institut catholique de jeunes filles, dans le Rwanda, sous tension, du début des années 1970. L’écrivain-cinéaste franco-afghan nous parle de ce projet pas comme les autres. Aviez- vous lu Notre-Dame du Nil à sa parution ? Et connaissiez-vous Scholastique Mukasonga ?
• Atiq Rahimi. J’ai lu ce livre au moment de l’attribution du Renaudot. Par intérêt pour l’histoire du Rwanda, mais aussi parce que j’avais croisé l’auteure dans des circonstances particulières qui, de fait, rapprochent les gens. Lors du Salon du livre de Montréal en 2009, nous nous étions en effet retrouvés tous les deux en pyjama, à 3 heures du matin, car il y avait eu un incendie à notre hôtel ! Des choses plus personnelles m’ont aussi amené à m’intéresser à ce roman. Alors qu’on parlait du génocide rwandais, en 1994, j’étais en deuil de mon frère, décédé lors de la guerre civile en Afghanistan. Il y avait aussi le conflit en Yougoslavie. Je me suis beaucoup interrogé sur la coïncidence de tous ces événements. Comment une haine entre frères naît-elle ? Pourquoi, lorsqu’on sort d’une guerre et qu’il n’y a pas de deuil, tombe-t-on inexorablement dans la vengeance ? Comment un pays réussit-il à se ressouder ?
Vous avez écrit et réalisé les adaptations cinématographiques de vos livres Terre et Cendres et Syngué sabour. Comment en êtes-vous venu à porter à l’écran ce roman dont vous n’êtes pas l’auteur ?
• A. R. Des producteurs m’ont contacté, sans connaître tous les éléments dont je vous ai parlé. Au début, j’ai hésité, car je ne pensais pas transposer l’oeuvre littéraire de quelqu’un d’autre, ni m’intéresser à une autre culture, pour les besoins d’un film. Je me suis alors rendu là-bas pour comprendre l’âme des lieux, et j’ai découvert un pays loin de ce qui j’imaginais. Je me devais de me lancer dans l’aventure de ce film et, pour cela, j’ai choisi une scénariste d’origine sénégalaise – dont j’étais le parrain quand elle faisait ses études à la Fémis –, Ramata-Toulaye Sy, qui connaissait mieux que moi ce continent, avec toutes ses subtilités, ses langues, les gestes de ceux qui y vivent, leurs regards, aussi.
Quelles sont les principales transformations narratives apportées ?
• A.R. J’ai tout d’abord compris qu’il fallait surtout retenir la seconde moitié du roman. De deux ou trois personnages tirés du livre, je n’en ai composé qu’un seul. Je voulais aussi prendre une certaine distance par rapport à l’oeuvre originale, car Notre-Dame du Nil est un livre pour partie autobiographique. S’emparer de la vie de quelqu’un, c’est compliqué. S’il m’a fallu réunir un maximum de documentation pour parler des prémices du génocide, j’ai surtout cherché à entrer dans l’imaginaire de Scholastique Mukasonga et du peuple rwandais. Enfin, je souhaitais également proposer une trame narrative différente des modèles occidentaux traditionnels, qui reposent sur des schémas comme l’ascension et la chute, ou la perte de l’innocence suivie de la rédemption.
En quoi situer l’action de votre film dans un lieu clos est-il un bon moyen pour parler plus généralement du destin d’un pays ?
• A.R. Nous sommes ici dans un lieu d’élite. Or, dans un pays comme le Rwanda, le peuple ne pèse pas grand-chose. Le destin collectif est avant tout celui prédéterminé par les technocrates, les élites – mais bon, c’est aussi la même chose ailleurs [rires]. Toutes les adolescentes que je montre ressemblent en fait à celles qui, partout dans le monde, sont promises à un bel avenir. L’une rêve de devenir actrice, une autre pense avant tout à son diplôme, etc. Mais il y a la religion, le colonialisme et la montée des rivalités, des haines. Justement, si on a beaucoup de moyens d’exprimer l’amour, nous en avons beaucoup moins pour signifier la haine…