SES MOTS QUI CHANTENT
Discret et réservé, le romancier Jean Echenoz reste l’une des personnalités les plus mystérieuses du monde littéraire. Mieux que par des paroles, c’est à travers les mots, qu’il veut justes et mélodieux, que s’exprime ce touche-à-tout de génie, à l’univers souvent décalé, rempli d’humour et d’ironie.
Comme les papillons et le mercure, Jean Echenoz n’est pas facile à attraper. Voilà un grand prosateur et un grand discret. Le genre à se dévoiler le moins possible. Sa notice du Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française par eux-mêmes, dirigé par Jérôme Garcin, indique juste : « Jean Echenoz, né le 26 décembre 1947 à Orange. Études de sociologie à Aix-enProvence, études de psychologie clinique à Paris. Assez bon nageur. » En creusant un peu, on apprend également qu’il a un père médecin ; qu’il aurait peut-être fait des études de chimie à Lille et de contrebasse à Metz, mais qu’importe. Ne comptez pas sur son éditeur pour nous parler de lui. Lorsqu’on demande à recueillir quelques propos des éditions de Minuit sur ses débuts dans la maison de Beckett, Butor et Duras, la réponse est… non… Bon. Echenoz, ce sont ses amateurs qui le cernent le mieux. Dans Le Monde,
en mars 1990, Pierre Lepape lâchait : « Un grand écrivain, on ne sait pas très bien ce que c’est. » Avant de résumer l’affaire : « Echenoz n’affirme rien ; il n’affirme même pas qu’il n’affirme rien : il est le romancier de la suspension du sens, de la souriante démolition des dogmes, des espaces déstructurés et des temps flottants. » Jean Echenoz, il faut donc le prendre par la bande. Pour cela, il faut remonter en 1979. L’année de son entrée en littérature avec Le Méridien de Greenwich.
L’art de détourner les codes
Tout son univers était déjà là. Son art du zigzag, de la cassure. Sa manière de détourner les codes de la « Série Noire » et du hard boiled américain des années 1950, son humour. Son goût pour une écriture musicale et les traversées de Paris. L’ensemble étant porté par des phrases aussi affûtées que celle-ci :
« L’un à l’autre ils se consacrèrent, jusqu’à ce qu’ils eussent un peu mal ; puis ils se reposèrent, jusqu’à ce qu’ils eussent un peu froid. » Plus tard, dans l’indispensable Jérôme Lindon, le débutant racontera avoir apporté le manuscrit dudit Méridien de Greenwich dans beaucoup de maisons d’édition, qui l’ont refusé. Avant d’en déposer un exemplaire au secrétariat de celle sise rue Bernard-Palissy. Quand il était sans la moindre activité salariée, qu’il habitait Montreuil et roulait en 4 L. Dure réalité de la littérature : de ce futur classique, il s’écoula à peine mille exemplaires…
Meilleur encore fut son livre suivant.
Cherokee, couronné par le prix Médicis en 1983 et salué par une presse le rapprochant de Raymond Queneau, maître du désespoir secret et tranquille. Notre chroniqueuse Josyane Savigneau, partie alors à la rencontre d’un timide aux yeux gris s’étant montré « hésitant, mal à l’aise » au téléphone, donnait quelques pistes sur le fuyant écrivain. Lequel avouait à sa visiteuse son adoration pour Gustave Flaubert, une passion pour le jazz. Confiant au passage habiter Paris, « pas loin du cirque d’Hiver ». Avec L’Équipée malaise en 1986, Jean Echenoz achevait d’asseoir son univers, en allant fureter du côté de Conrad et du roman d’aventures. Genre qu’il déclarait aimer beaucoup, parce qu’il lui offrait « plus de souplesse ». « Je n’aime pas la psychologie. Alors m’étendre sur la psychologie des personnages, ça ne m’intéresse pas. Mais écrire comment ils s’assoient, conduisent ou boivent permet d’en dire plus sur leur humeur »,
expliquait- il en février 1987 à Yann Plougastel, dans L’Événement du jeudi.
Le journaliste décrivait un Echenoz – enveloppé dans un vaste manteau noir, avec des jeans et des bottes de la même couleur – fumant « des Camel filtre avec un léger tremblement au bout des doigts » et buvant volontiers « des verres de bière sur les banquettes de moleskine des cafés ». Toujours intrigant, en somme ! Perfection formelle et narrative de 16 ou 24 pages selon les éditions,
L’Occupation des sols s’imposait comme un vrai tour de force, un condensé de littérature. Une piste d’envol pour une impressionnante série de coups d’éclat comprenant Lac, Nous trois, Les Grandes Blondes, Un an et, enfin mais pas des moindres, Je m’en vais. Un roman dont le titre est également la première et la dernière phrase, et dont le héros, Félix Ferrer, apparaissait déjà dans Un an. Point d’orgue salué par les jurés du prix Goncourt en 1999.
« Ce sont des choses qui peuvent vous arriver dans la vie, il n’est évidemment pas mauvais que ça vous arrive, à vous et à votre éditeur », commentait son auteur dans Jérôme Lindon. Un auteur qui dut s’amuser de voir son livre mis en avant dans toutes les gares et tous les aéroports de France !
Un auteur qui ne baissa pas la garde et continua tranquillement d’expérimenter et d’impressionner avec Au piano, ouvert en grande pompe par un prodigieux plan séquence. Pour se refaire une santé et varier les effets, Echenoz eut la bonne idée de s’amuser à réinventer les Vies imaginaires de Marcel Schwob en s’attelant à celle du musicien Maurice Ravel dans Ravel, de l’athlète Emil Zátopek dans Courir et de l’ingénieur Nikola Tesla dans Des éclairs. Dans sa lancée, il poursuivit son exploration personnelle de l’Histoire avec une version singulière de la Première Guerre mondiale, condensée dans les 128 pages de 14. Envoyée spéciale le voyant ensuite revenir à ses fondamentaux avec un rare brio – et une mémorable incursion en Corée du Nord !
Une oeuvre unique et cohérente
L’oeuvre de Jean Echenoz est unique et cohérente, comme le sont celles de son ami Pierre Michon ou du dernier Prix Nobel de littérature français en date, Patrick Modiano. Avec sa volonté de chaque fois sortir des sentiers battus, de distordre le quotidien et la réalité. Avec sa présence récurrente des aéroports, sa manière d’incorporer des éléments ( « récits rapportés, propos dérobés au vol, graffiti, instantanés, extraits de films, niaiseries télévisée, citations, etc. », détaillait-il dans une conversation avec Enrique Vila-Matas autour de l’imposture en littérature) qu’il maquille ensuite à sa façon. Ses romans ne se résument pas. Ils sont longs en bouche, composés par un musicien des mots. Ils se donnent et échappent, perdent le lecteur pour mieux l’attraper et le séduire. Mission à chaque fois accomplie.
« SA VOLONTÉ DE SORTIR DES SENTIERS BATTUS, DE DISTORDRE LE QUOTIDIEN ET LA RÉALITÉ »