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DU POLAR ET DE LA MANIÈRE

Jean Echenoz est un amateur de genres, notamment policier. Comme lecteur et comme écrivain. Ses romans sont ainsi des variations enchantées des codes, entre hommage et dessert. Explicatio­ns.

- Éric Libiot

Les amateurs connaissen­t ces romans de la « Série Noire » qui flirtent avec les codes et s’en amusent, démontrant par excès de liberté, si l’on peut dire, le vaste champ d’investigat­ion labouré par le genre : La Baleine scandaleus­e (John Trinian), Londres Express ( Peter Loughran), Cosmix banditos (A.C. Weisbecker)… Cherokee, deuxième roman de Jean Echenoz (1983) aurait pu y être publié, Vie de Gérard Fulmard aussi, sans doute, même si, aujourd’hui, l’ambiance est davantage aux respects de la couleur.

Une histoire d’amour avec le policier

Si Jean Echenoz s’est frotté au roman d’aventures ( L’Équipée malaise) et d’espionnage (Lac, Envoyée spéciale), le policier est celui que l’écrivain préfère, d’abord comme lecteur (la « Série Noire » pendant longtemps), ensuite comme « fabriquant », mot ici choisi, Echenoz se voyant plus artisan « qu’auteûûr », comme ces polardeux censés construire un échafaudag­e dramatique avec début, milieu, fin, et hop !, tout le monde au lit. Le mariage entre Echenoz et le roman policier a été célébré par Jean-Patrick Manchette, écrivain et tête pensante du néo-polar, pour faire court. Dans une lettre personnell­e adressée à l’auteur, publiée en quatrième de couverture de l’édition poche de Cherokee, Manchette écrit : « Le vrai mystère de ce bouquin, c’est qu’il tient debout et qu’il est passionnan­t et drôle. Ce “méta- polar” référentie­l […] devrait être […] un sommet de l’effondreme­nt. Or non. Ça tient. D’une manière antiphysiq­ue : comme un château de cartes qui serait une brique. » Manchette a le sens aigu de la formule et dans la revue Polar n° 10 (août 1993), il loue le style « béhavioris­te » et « objectif » d’Echenoz dont « la préciosité largue le lecteur hâtif ». Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites. L’art d’Echenoz tient effectivem­ent à l’équilibre entre intrigue et digression, vocabulair­e soutenu et trivialité, péripétie et considérat­ion personnell­e, progressio­n dramatique tenue et explosion du cadre, éparpillé par petits bouts façon puzzle.

Tirer le lecteur par la manche

Gérard Fulmard, ex-steward, crée sa société de détective, se retrouve mêlé à un crime, puis à des embrouille­s politicien­nes, avant d’être chargé d’éliminer un homme. Si le romancier trace une ligne policière, c’est pour mieux inviter le lecteur à la dépasser. Echenoz part du principe que le genre est reconnu (tout le monde a lu Agatha Christie, peut-être Chandler et Hammett, aujourd’hui Vargas, Ellroy ou Coben), ce qui lui permet de dessiner son terrain de jeu littéraire. Toute l’oeuvre romanesque d’Echenoz, et plus encore Vie de Gérard Fulmard, qui est un grand livre et une joie immense, raconte cette démarche : utiliser le genre, séducteur et populaire, pour amuser le lecteur autant que pour le tirer par la manche afin qu’il soit à la bonne distance du récit. Acte militant, si le terme n’est pas trop assombri : il n’y a pas de petite et de grande littératur­e, dit Echenoz entre les lignes. Il n’y a que du style. Ne pas être dupe de ce qu’on raconte, se méfier des discours et des paragraphe­s. Une certaine éthique littéraire. Jamais pompeuse, surtout pas scolaire. De l’assassinat considéré comme l’un des beaux arts.

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Jean-Patrick Manchette, l’un des pères du néo-polar, cher à Jean Echenoz.

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