LE GRAND MAÎTRE DES SIGNES
Le romancier est un styliste hors pair, qui utilise la ponctuation avec une assurance consommée pour mieux faire comprendre son rapport à la littérature… et à la lecture.
ECHENOZ NE SE SERT PAS DES POINTS DE SUSPENSION, CECI POUR SIGNIFIER QUE RIEN N’EST LAISSÉ AU HASARD
Jean Echenoz est un conteur. On n’est pas loin de l’imaginer sur scène dérouler ses romans, arpentant de cour à jardin, s’arrêtant ici, digressant plus loin, invitant le public, par moult procédés, à être dans son récit et dans le commentaire de son propos. Mais l’auteur n’est pas sur scène. Il est à sa table, sans spectateurs devant son bureau ni derrière son épaule, et, pour s’adonner à ce plaisir de conteur, soudain devenu solitaire, il n’a qu’une solution : maîtriser la virgule.
L’artisan d’un échafaudage dramatique
Vie de Jean Echenoz ou l’art de la ponctuation : l’homme est un styliste, nul besoin de le démontrer, mais aussi un artisan qui utilise vis, clous et chevilles à sa disposition pour faire tenir son échafaudage dramatique.
Certains auteurs, et non des moindres, s’attachent à polir les mots et les verbes pour avancer droit ; Echenoz aussi, bien sûr, mais il caresse plus souvent la virgule, le tiret ou les deux-points, ce qui le fait avancer un peu moins droit, et c’est voulu, évidemment. Nota bene : Echenoz ne se sert pas des points de suspension, ceci pour signifier que rien n’est laissé au hasard, que les personnages ne font pas ce qu’ils veulent, et que l’auteur dit cela et pas autre chose, non mais ! La virgule est, avec le point, la ponctuation la plus courante. Si celui-ci donne du rythme à la scène, en procédant par à-coups, et permet des ruptures dramatiques surprenantes, la virgule, elle, adoucit les moeurs. Elle crée un mouvement léger, de la souplesse et de l’empathie. Mais devenue échenozienne, maîtrisée et capable de tout, elle produit un décalage narratif, et ose le changement de point de vue, du narrateur au personnage, credo échenozien par excellence. Ainsi, la phrase est potentiellement descriptive, objective, subjective, et raconte, dans un même élan, la carlingue d’un zinc ou les pensées du héros et, pourquoi pas, apostrophe le lecteur.
Se jouer des degrés de narration
Deux exemples extraits de Vie de Gérard Fulmard, chapitre 15. L’avocate Dorothée Lopez vient d’être victime d’un malaise ; point de vue du narrateur qui appuie où ça fait mal. « Mais pas du tout : Lopez est bien plus émotive qu’elle n’en a l’air, plus fragile plus rêveuse, elle envie ces nuages de ne pas être sensibles au vertige, quoique après tout qu’est-ce que j’en sais. » La phrase, d’apparence objective, débute pourtant par une remarque à un interlocuteur imaginaire, et se termine, après la virgule, par une note dont on ne sait si elle émane de Dorothée Lopez ou du narrateur alias Jean Echenoz. L’ambiguïté prend le lecteur à témoin ; principe fondateur du style. Ici, le passage suit une courte bio de Dorothée Lopez que suivait la montée de cette dernière dans un taxi : « Fin provisoire de cette vie brève qui nous aura pris une demi-heure en ménageant des pauses, soit le temps nécessaire à parcourir les dixhuit kilomètres séparant la tour Nelson du golf de Rueil-Malmaison, à l’entrée duquel le taxi dépose Dorothée Lopez. » Mise en abyme, présence de l’auteur, péripétie objective. Echenoz joue et se joue des degrés de narration. Trois en un. L’air de rien et fait de style pour tous. Pas de dessin nécessaire. Point final.