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SES PAIRS NOUS EN PARLENT

Six écrivains, venant chacun d’horizons très différents, évoquent la manière dont ils ont découvert l’auteur et son oeuvre. Et nous expliquent le lien qui les unit à cette dernière. Promenade en Echenozie.

- Propos recueillis par Hubert Artus

MATHIEU MENEGAUX

J «’ai découvert Jean Echenoz avec Je m’en vais, lorsque j’avais 40 ans. Je n’avais jamais publié, et ce fut un déclic notamment grâce à cette scène où le personnage raconte qu’il se rase toujours de la même façon, avant de choisir entre deux chemises. Je faisais exactement pareil ! Ça a fait tilt, je me suis alors dit qu’il faudrait quand même que je me bouge… Echenoz fait un travail sur les noms qui est incroyable. Il fait aussi cette chose exceptionn­elle : il est narrateur tout en s’immisçant dans la narration pour donner son avis, et prendre un peu de distance, et ce, avec beaucoup d’humour. Son écriture n’est pas compliquée. Sa langue est tout à fait accessible, on ne peut pas la qualifier de poétique. Elle est bien ancrée dans le réel, elle décrit une bagnole ou un appartemen­t de façon précise, mais elle transporte aussi. » Dernier livre paru : Disparaîtr­e (Grasset, 2020)

JERÔME LEROY

J «’ai commencé par Je m’en vais, il y a une quinzaine d’années. J’ai eu envie de le lire après voir appris que Manchette et lui s’appréciaie­nt beaucoup. Or, je suis un manchettie­n. D’une certaine manière, Echenoz, c’est une littératur­e de genre. Parodique si l’on veut, mais il a exploré avec brio le roman d’espionnage, d’aventures, et Envoyée spéciale est presque un thriller. Pour moi qui prends le roman noir au sérieux, ce genre est un lieu d’expériment­ation littéraire et stylistiqu­e. Echenoz l’a compris et il le fait. Notamment par un travail sur la distance et la distanciat­ion. À chaque instant, il montre qu’il est en train de raconter une histoire, parfois abracadabr­ante. Mais, paradoxale­ment, cette distanciat­ion fait qu’on est aussitôt pris, accroché. C’est sa force. Le même phénomène se produit chez Manchette. Ils ne cherchent pas à nous embarquer par l’histoire elle-même, mais grâce au style. » Dernier livre paru : Nager vers la Norvège (La Table ronde, 2019)

VÉRONIQUE OVALDÉ

I «l est très atypique dans la “production” française. Par son humour, son espèce de désespéran­ce, sa mélancolie. Il n’a jamais renié la fiction. Il est à la fois dans l’imaginatio­n, dans la créativité de la langue et, en même temps, il écrit des romans d’aventures, des romans noirs. Il a un attrait pour l’étrange, pour l’incongru, un sens de la fantaisie qui ne s’interdit rien. J’aime particuliè­rement la nouvelle « Trois sandwiches au Bourget » , dans le recueil Caprice de la reine. C’est une espèce de déambulati­on tranquille, en un jour de grisaille, où l’auteur teste tous les sandwiches du Bourget… C’est drôle, généreux, ludique, il ose des pirouettes, le tout avec beaucoup de classe. Echenoz est un écrivain qui propose en permanence un très léger dérèglemen­t. Un dérèglemen­t des sens, des choses, avec sa façon de partir d’un roman noir pour finalement bifurquer ailleurs. Ses textes, bien que très écrits, sont jubilatoir­es et cela n’enlève rien au plaisir de la lecture. »

Dernier livre paru : Personne n’a peur des gens qui sourient (Flammarion, 2019)

JEAN ROLIN

C «e qui me plaît le plus chez Jean Echenoz, c’est son humour, son côté pincesans-rire. Par exemple, dans le dernier roman en date, la scène des chaussette­s trouées m’a enchanté. Tout le monde a été confronté à ce genre de situation, et il parvient à en rendre compte de façon tellement drôle et singulière ! J’aime chaque livre d’Echenoz, à des degrés divers. Un de ceux que j’apprécie le plus est le recueil Caprice de la reine. Notamment la deuxième nouvelle, celle qui donne son titre au livre. Elle consiste en une descriptio­n d’un paysage, avec une vision panoramiqu­e à 360 degrés. On y découvre un troupeau de vaches qui restent parfaiteme­nt placides quand elles sont “vues” la première fois, et aussi quand le texte revient sur elles. Echenoz émet l’hypothèse que, au moment où la narration leur a tourné le dos, elles ont peut-être dansé frénétique­ment avant de retrouver cette parfaite immobilité dès qu’on les regarde à nouveau.

C’est tordant ! Il y a du burlesque, et de l’humour un peu british. Et, mine de rien, la littératur­e française est très économe de choses drôles… »

Dernier livre paru : Crac (P.O.L, 2019)

JEAN-BERNARD POUY

L «e grand problème, avec Echenoz, en dehors de savoir comment l’on prononce son patronyme, “Echeno” (à la savoyarde) ou “Echenôse” (à la parigote), est l’impossibil­ité de se souvenir de toutes les phrases, simples comme l’âme de Flaubert, ciselées comme des statues grotesques de Bomarzo (ce n’est pas loin de Viterbe) (ah, merci) (de rien), tellement évidentes que l’on se demande comment un autre scribouill­eur ne les a pas pondues avant lui, ces phrases, concentrés d’observatio­n et tombereaux de jugements muets, exemple : “… sur un banc, une brochette d’intérimair­es ingérait de silencieux yaourts…” (D’autres, rigolards, auraient précisé que les yoghourts étaient constellés de vrais morceaux de Bulgares dedans…), (d’autres, superfétat­oires, auraient précisé que le yaourt avait, en gros, la même texture que la gélatine emplissant leur cerveau d’intérimair­es), (d’autres, enfin, auraient précisé la compositio­n mortifère de ces mêmes obligation­s lactées). Non, Echenonôse écrit “silencieux”. Ce qu’il est lui-même. D’un silence tonitruant. Malgré le fracas du monde. Et puis, n’oublions jamais qu’il est l’inventeur (dans Lac) d’un drone de l’ordre des diptères, sous-ordre des brachycère­s, qui s’emplafonne un carreau de plein fouet… » Dernier livre paru : Lord Gwynplaine (coécrit avec Patrick Raynal, Albin Michel, 2018)

DIDIER DAENINCKX

C «e qui m’a frappé dès ma découverte d’Echenoz – avec Le Méridien de Greenwich, lu il y a plus de trente ans – est depuis devenu une évidence : la qualité de son écriture, l’ironie, la distance. Très rapidement, aussi, l’élégance du style. Et la sensation d’être en terrain de connaissan­ce. On sent tout de suite l’ironie. Ses personnage­s sont obsédés par la perfection. Ils montent des projets, élaborent des plans, et c’est leur inachèveme­nt qui est absolument passionnan­t. Il y a un jeu de ping-pong évident entre son Cherokee et Le Petit Bleu de la côte Ouest de Jean-Patrick Manchette. J’en avais parlé avec lui un soir où nous étions tous deux invités chez des amis écrivains, et il nous avait dit avec une petite pointe d’ironie qu’il avait voulu écrire une “Série Noire” mais que, comme elle était ratée, il l’avait publiée aux éditions de Minuit [rires]. Lorsque j’ai une panne passagère, je prends un livre d’Echenoz, je lis vingt pages. L’étrangeté et l’extrême noblesse de ses phrases me revigorent, cette façon de ne pas mettre les mots à la place qu’ils devraient avoir. C’est assez curieux, ce désordre qui crée son propre espace… »

À paraître : Municipale­s. Banlieue naufragée

(Gallimard/Tracts, en librairie le 13 février)

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