LE SANG DES AUTRES
Avec cette plongée au coeur de la société victorienne, l’Irlandais Joseph O’connor renoue avec le roman historique dans une fiction librement inspirée de la relation entre Bram Stoker, le créateur de Dracula, et l’acteur Henry Irving.
★★★★☆
LE BAL DES OMBRES ( SHADOWPLAY) PAR
JOSEPH O’CONNOR, TRADUIT DE L’ANGLAIS (IRLANDE) PAR CARINE CHICHEREAU, 550 P., RIVAGES, 23 €
La littérature est décidément une affaire de vampirisme, de manipulation et de liaisons dangereuses – celles des individus, mais aussi celles de la réalité et de la fiction. D’ailleurs,
« la vie sans imagination serait un enfer sans fin ». Tel est le programme de l’emballant Bal des ombres de Joseph O’Connor, récemment salué par le prix du roman de l’année aux Irish Book Awards. Lassé du Dublin des années 1870, un jeune homme passionné de théâtre, chroniqueur à ses heures, se voit proposer une offre difficilement déclinable. Bram Stoker – puisque c’est de lui qu’il s’agit – accepte en effet, malgré les réticences de son épouse Flo, de devenir « secrétaire » (enfin, un peu plus…) du vieux théâtre Lyceum, récemment repris par un acteur vedette de l’Angleterre victorienne, Sir Henry Irving. Le célèbre comédien est
fantasque, fascinant, séducteur, et une relation très ambiguë, complexe, lie les deux amoureux des planches. Surgira alors une diva du théâtre britannique, Ellen Terry, dont la voix sera enregistrée, des années plus tard sur des cylindres phonographiques, et qui reviendra librement sur cette époque et ses mystères… Juxtaposant les formes littéraires (récit, coupures de presse, lettres, etc.) et jouant avec la chronologie, O’Connor dépeint magistralement la société victorienne et les coulisses du spectacle. On croise à l’occasion Oscar Wilde, Walt Whitman ou Jack l’éventreur, mais surtout un autre monstre sacré de la culture britannique auquel l’auteur fait naturellement référence : Dracula. Outre des clins d’oeil dans les décors et les personnages (un certain Jonathan Harker, la servante Mina…), c’est surtout le personnage d’Irving qui devient ici le modèle et la source du futur vampire fictionnel. Le Bal des ombres prend alors toute son ampleur et sa dimension ludique. Le vertige est ainsi celui du double démultiplié. « Tout le monde a son mister Hyde, une autre version de soi-même. Une direction qu’on n’a pas prise, peut-être. Une route dont on ignorait l’existence, ou pour laquelle nous n’avions pas de nom. »