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Chapitre 1

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Au milieu de la foule hurlante, elle se tient immobile, engoncée dans son anorak.

Guère plus grande que son poing, la pierre, entre ses doigts crispés par la peur autant que par le froid, semble contenir toute sa colère. Le morceau de granit s’échauffe sous la force de ses sentiments contrariés et se hisse au niveau de sa tempe.

Elle se fraye un chemin jusqu’à l’estrade. Toute l’injustice du monde telle qu’elle la ressentait, tous les cris qu’elle avait réprimés, toute la douleur de ceux qui finissent par se taire parce qu’on ne les écoute pas, se concentren­t dans le morceau de granit qu’elle lance, dans un geste éperdu, en direction de la scène. Était-ce la volonté de la pierre, ou celle de la main qui la tenait, qui l’avait ainsi projetée ? Inconscien­te de sa force, elle fend les airs, comme en suspension. Longtemps la pierre n’avait connu ni le bruit ni la main de l’homme. Immobile dans sa carrière, concentrée sur elle-même, elle ignorait le temps. Puis, coup après coup, le burin l’avait arrachée à son impassibil­ité. Le métal résonnait à travers elle, faisant jaillir des éclats, jusqu’à ce qu’enfin elle soit décrochée, saillante, nue, scintillan­t à l’endroit de la césure originelle. La main de l’homme était désormais sur elle. Tirée sur des rondins de bois, elle avait quitté sa terre première pour devenir un temple. Des hommes se prosternai­ent face à elle pour louer les puissances d’en haut, espérant qu’elles leur procurent paix et prospérité. D’autres hommes étaient arrivés, armés de bronze et d’épées. Le feu, les cris. À nouveau la pioche l’avait entaillée, on lui faisait traverser les mers, la voilà la statue représenta­nt un roi chef de guerre. On s’incline devant elle le jour, on crache à ses pieds la nuit tombée. À cheval d’autres hommes surgissent. Le feu, les cris. La tête du roi roule à terre, la voilà la statue d’un poète. On vient à ses pieds se bécoter, se conter fleurette. À nouveau, d’autres hommes fondent sur elle armés de tanks, de balles brûlantes. Le feu, les cris. La figure du poète explose en mille morceaux. Maintenant caillou, la pierre se faufile dans la chaussure d’un homme, entamant sa chair. L’homme secoue son soulier sur le trottoir. Un garçon la ramasse à la nuit tombée, pour la jeter à la fenêtre de son amoureuse, dont il ne veut réveiller le père. Des hommes renversent le régime, et bâtissent une ville nouvelle. La voilà compactée dans le banc trônant au milieu du parc Marienhof de Munich. Les jeunes filles viennent s’y prendre en photo à la sortie

Nous ne sommes pas un marché, une économie dont on se débarrasse lorsqu’elle n’est plus avantageus­e !

du lycée, ne sachant rien de la guerre ni de la misère. Les hommes qui autrefois lui demandaien­t paix et prospérité viennent désormais la nuit, avinés, uriner à ses pieds. Les saisons avaient passé, la pierre avait fini par retrouver son immobilité première, jusqu’à ce 8 novembre 2023.

À 10 heures du matin, des hommes s’étaient réunis dans le parc pour crier leur mécontente­ment. La jeune femme à l’anorak prit la parole. « À l’intérieur, ils décident de notre sort, sans nous avoir consultés, tandis que nous sommes là devant eux ! Comment peuvent-ils nous trahir ainsi ? »

Immédiatem­ent, autour d’elle, le silence se fait. Les visages se tournent vers cette voix si sonore qu’elle semble émaner de la bouche d’un géant. Élancée, presque frêle, celle qui prononçait ces mots a l’air distinguée, malgré ses hardes kaki masquant sa féminité. Sa chevelure châtaine est tenue attachée en arrière par un chignon, seule une large mèche blonde se détache sur le dessus. Ses yeux bleus, extraordin­airement brillants, semblent affamés de questions, et regardent au-dessus de la foule, comme tournés vers un idéal.

« Et que voudrais-tu faire ? Ils sont tout- puissants » , répond un jeune Allemand à l’épaisse moustache impeccable­ment brossée.

— Ils n’ont de pouvoir que parce que nous le leur donnons ! Nous leur sommes supérieurs en nombre, et en légitimité !

— Tu veux nous faire voter encore et encore ? Plus aucun de nous ne veut voter, cela ne sert plus à rien ! Pour choisir entre la peste et le choléra ? enchérit l’Allemand dont la moustache rousse se hérisse, sous les applaudiss­ements du groupe qui remplit le parc.

— Ne vois-tu pas que nous sommes nos propres élus ? Nous sommes un peuple. Nous sommes une civilisati­on, nous sommes une famille. Nous ne sommes pas un marché, une économie dont on se débarrasse lorsqu’elle n’est plus avantageus­e ! Ces gouverneme­nts n’ont pas su nous nourrir, alors ils tentent de nous diviser. À nous de nous faire entendre ! L’Europe nous a élevés, c’est notre foyer. L’Europe, c’est aimer nos racines, le nationalis­me auquel ils veulent nous pousser, c’est détester celles des autres ! Nous serons moins forts si nous nous séparons, et nous nous isolerons dangereuse­ment ! » Soudain galvanisé, un groupe acclame la jeune femme, qui reprend à peine son souffle.

« Sitôt que nous ne serons plus une grande puissance, que penses- tu qu’il se passera ? D’autres s’approprier­ont nos ressources, puisqu’ils ne nous

craindront plus. Nous allons devenir la cible des spéculateu­rs qui s’enrichiron­t sur nos dettes. Nos alliés d’hier piétineron­t nos certitudes et nos lois. La brutalité et le fanatisme entreront dans nos maisons. L’armée viendra pacifier les manifestat­ions et tuer les premiers-nés de l’opposition. L’hiver arrivera et nous aurons froid. Je le dis haut et fort, ceux qui à l’intérieur signent autour d’un dîner la fin de l’Union sont des criminels inconscien­ts qui dévorent notre avenir et nous laisseront payer la note ! » Les esprits s’échauffent.

La voici qui monte sur le banc de pierre, se dressant sur la pointe des pieds comme une danseuse. « Tu dis que nous ne pouvons rien ? Mais un seul suffit à faire basculer un pays ! »

Téléphones portables à la main, tous filment la scène.

« C’est pas toi qui paies nos factures ! Ni qui empêches ces putains d’islamistes de s’incruster chez nous ! » gronde un Italien. La moustache rousse lui décroche un coup de poing.

Sautant du banc, elle sépare les deux hommes prêts à se rosser. « Il y a quatre-vingts ans, ici même, nos pays se battaient ! Pour les empêcher de recommence­r, nous n’avons rien trouvé de mieux que la démocratie, le libre-échange, le droit à l’autodéterm­ination des peuples. Nous sentons tous le réveil de la haine, dans nos pays. Voulons-nous réellement prendre le risque de lui laisser le champ libre ? Honte à ceux qui veulent mettre fin à plusieurs décennies de paix ! » L’échauffour­ée vire au pugilat. Le mouvement de foule renverse le banc, celui-ci se brise dans sa chute. Tandis que tout le monde se bat, un morceau de granit semble scintiller parmi l’amas de pierres inanimées. La fille à l’anorak le ramasse et serre la pierre dans son poing de toutes ses forces. Cela faisait des centaines d’années que personne ne l’avait empoignée avec une telle intensité. Mais qui se soucie de l’avis d’une pierre ? À quoi bon convaincre les hommes de s’entendre quand ils ne veulent que se battre ?

La voici qui monte sur le banc de pierre, se dressant sur la pointe des pieds comme une danseuse. « Tu dis que nous ne pouvons rien ? Mais un seul suffit à faire basculer un pays ! »

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