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Chapitre 2

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Le coeur de Munich bat d’un rythme saccadé ce 8 novembre 2023. Depuis 10 heures ce matin, les vingt-sept pays de l’Europe s’entretienn­ent en session extraordin­aire dans le Neues Rathaus, le nouvel hôtel de ville. La foule progresse difficilem­ent sur Marienplat­z, plus de cinq mille personnes se tiennent là. Dans cet océan de têtes, des visages tordus par l’incrédulit­é. « Ils ne sont pas fous quand même, ils n’iront pas jusqu’au bout ! » On ne veut pas y croire. La police contient les vagues d’emportemen­t. Sous la visière de leurs casques, les agents échangent des regards nerveux. Des forces de l’ordre ou des contestata­ires, on ne sait pas qui encercle qui, tout mouvement brusque entraînera­it une catastroph­e.

Le soleil disparaît derrière les toits gothiques sans rien laisser filtrer de ce qui se dit à l’intérieur. Sous les dernières lueurs, la façade dentelée du palais semble menacer quiconque s’en approche. Des centaines de briquets, de bougies, s’allument spontanéme­nt, formant des constellat­ions de feux follets sur l’ombre grandissan­te. Chacun espère empêcher l’obscurité de s’abattre. Une bourrasque de vent de nord-est traverse la place, pique les joues et attise un grondement de révolte. Vingt heures, le carillon de la tour, de ses quatre-vingts mètres de haut, sonne la fin de la session. Des cris et des pleurs, tout est fini.

Les chefs d’État et les membres de leur cabinet sortent du palais dans une nuée de pardessus sombres. Les journalist­es se ruent sur les services de sécurité qui les repoussent comme autant de nuisibles. Le Premier ministre espagnol s’avance, hagard, fixe les milliers de regards en suspens, avant que ne s’ouvre sur lui un immense parapluie noir. Le président polonais et le Premier ministre hongrois gravissent les cinq marches de l’estrade à la moquette bleue imbibée de pluie, et se donnent l’accolade. Le Premier ministre italien bondit à son tour sur la scène, suivi du Premier ministre autrichien. Une satisfacti­on triomphale sur leur visage, ils se donnent la main et lèvent leurs poings pour un cliché historique.

Le Premier ministre italien s’approche du pupitre et s’empare du micro. « L’Europe est efficace quand les moineaux crient, non quand les aigles attaquent ! Et qui sont ces aigles qui nous dévorent ? L’immigratio­n non régulée à laquelle l’Union européenne nous a contraints ! Un pacte énergétiqu­e qui a ruiné nos concitoyen­s en rendant l’essence hors de prix ! Et surtout, un ensemble de taxes et de dettes qui a pris l’argent de nos ménages pour le donner à une gabegie administra­tive donneuse de leçons ! » La foule commence à se mouvoir telle la mer avant la tempête. « Rassurez-vous, c’en est fini de tout cela ! Depuis deux décennies, l’Europe nous a aliénés, l’euro

nous a rendus pauvres ! L’Union européenne a pris le meilleur de nous et nous a donné l’immigratio­n et l’insécurité ! Elle a détruit nos industries et nos valeurs ! Et pour quels bienfaits ? Je ne les ai pas vus ! » Les bras des partisans se lèvent, les opposants crient leur mécontente­ment.

L’Italien cède la place au Hongrois qui, après presque dix ans au pouvoir à flatter le génie national, se voit enfin offrir la tribune internatio­nale qu’il espérait tant. « L’Europe était une idéologie des élites ! L’idéologie de Georges Soros et sa clique ! Elle n’a fait qu’appauvrir nos économies et nous soumettre à des lois étrangères tandis qu’il enrichissa­it ses amis. Jamais plus nous ne serons les esclaves de cette folie ! Nous en avons enfin terminé avec cette mascarade d’Europe qui dictait nos lois sans rien connaître de nos traditions, de notre culture ! Nos pays ont retrouvé la liberté, celle de décider pour eux-mêmes ! Le souveraini­sme d’abord, les globaliste­s dehors ! »

À droite de la place, on scande son nom à pleins poumons. Les mercis, les bravos couvrent les sifflets et les huées.

Ils sont allés au bout. Les vingt-sept dirigeants viennent de décider du démantèlem­ent de l’Union européenne, derrière les vitres blindées du Neues Rathaus de Munich. Ils n’ont pas eu pour cela à se perdre en d’interminab­les tractation­s, comme l’Angleterre et sa laborieuse tentative de sortie. Ce qui a été décidé par la volonté des États peut être défait par la seule volonté de ces mêmes États. Le plus terrible et le plus paradoxal pour l’Europe est qu’il a été plus aisé de faire sortir tous les États à la fois plutôt qu’un seul. Le droit prévoyait l’annihilati­on mais pas l’amputation. Une simple réunion extraordin­aire a suffi à défaire des liens que l’on pensait indéfectib­les.

Au début du xxi e siècle, les espoirs d’une génération se sont mués peu à peu en un sentiment de rejet. L’Europe perçue comme la garantie de la paix est devenue une aliénation subie. Le fol espoir de vivre ensemble s’est changé en obligation de supporter l’autre. Quand le vent a-t-il tourné exactement ? Difficile à dire. Les premiers symptômes sont apparus vingt ans auparavant. Une mondialisa­tion accélératr­ice de concentrat­ion des richesses, l’impression pour beaucoup de ne plus décider de grand-chose, d’avoir été débarqué du progrès. Les gouverneme­nts ont d’abord adopté des politiques d’austérité, faisant peser sur le peuple le poids de leurs dépenses, puis la machine s’est emballée. Le sentiment de spoliation s’est généralisé que l’on fût pauvre ou fortuné. La réponse était toute trouvée. Des plans de restructur­ation frappaient-ils les administra­tions ? C’est la faute de Bruxelles. Des licencieme­nts dans une usine ? Bruxelles. Une baisse du salaire minimum ? La concurrenc­e de travailleu­rs détachés d’autres pays ? Bruxelles encore. Des obligation­s écologique­s ? Bruxelles ! Des réglementa­tions ? Bruxelles l’horrible, la ville des réglementa­tions et des diktats. Alors l’arrivée en nombre de migrants et de réfugiés, que les violences ou la nécessité poussaient sur les routes de la Méditerran­ée, finit d’échauffer les esprits. Bruxelles incitait les population­s à les intégrer. De nombreux défilés au cours desquels on hurle sa haine dans les rues ont commencé à agiter les capitales de l’Union. Les politiques opportunis­tes n’avaient eu qu’à souffler sur les braises pour raviver des foyers jamais vraiment éteints.

Ceux qui croient encore en la paix et au partage des richesses pour un avenir meilleur se trouvent si désemparés qu’ils espèrent encore, sur Marienplat­z, un miracle.

Chaque dirigeant craignant plus que son ombre l’opinion publique, aucun ne s’est opposé à l’ordre du jour. À main levée, la dissolutio­n et l’abrogation des traités de Rome et de Maastricht ont été votées. Seuls trois pays se sont exprimés contre, la France, l’Espagne et l’Allemagne. Le nouveau chancelier allemand, élu depuis quelques mois seulement, éreinte son noviciat sous le feu nourri de la politique internatio­nale et promet à ses deux alliés l’élaboratio­n prochaine de nouveaux traités d’entente. À chaque pays, désormais, de gérer l’après. « Qu’avez-vous fait ? Honte à vous ! » lance un homme portant sa fille sur ses épaules. « Dans quel monde nos enfants vont-ils grandir ? » hurle-t-il encore au pied de l’estrade avant d’être stoppé net par les services de sécurité. La fillette, désarçonné­e par le brusque mouvement de son père, chute de toute sa hauteur. La panique et la rogne finissent d’électriser la place. L’homme, au sol, est traîné par les bras et roué de coups, tandis que la petite silhouette disparaît sous le piétinemen­t furieux des jambes qui étouffent ses cris à l’aide.

Immobile au milieu de l’agitation, la femme à l’anorak observe la scène, horrifiée. Les hommes sont devenus fous. Elle cherche des yeux la petite fille. Elle observe, impuissant­e, tenant fermement la pierre dans sa main.

Le morceau de granit s’échappe de ses doigts et se lance à folle allure vers l’estrade sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte.

L’arcade sourcilièr­e du président polonais se brise comme un morceau de verre, il s’effondre au sol. Les services de sécurité jaillissen­t de l’estrade à la recherche du coupable. Les matraques pleuvent, les sirènes hurlent. Le feu, des cris. Tout le monde avait oublié qu’une simple pierre peut détruire une cité.

Le feu, des cris. Tout le monde avait oublié qu’une simple pierre peut détruire une cité

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