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GÉRARD OBERLÉ

Livres oubliés ou méconnus

- GÉRARD OBERLÉ

Cette Éléonore n’est pas une maîtresse imaginaire

Les poètes de l’amour ont de tout temps célébré, glorifié ou dénigré leurs maîtresses réelles ou imaginaire­s, des muses tour à tour gracieuses, inflexible­s, fidèles, volages, divines, fourbes… Les élégiaques Catulle et Tibulle ont étalé leurs amours tumultueus­es, l’un avec Lesbie et son moineau, l’autre avec Délie et, par récréation, avec Juventus et Marathus. Au troisième livre de ses élégies, Properce finit par rompre avec la capricieus­e Cynthia. Ronsard a chanté Cassandre, Marie, avant de « sonnetter » pour Hélène. Philippe Desportes publie, en 1573, Les Amours de Diane. Des siècles de poètes amants et, dans ce voluptueux cortège, aucun poète époux ?

Enfin Labouïsse vint, et le premier en France… Pardonnez- moi de singer ainsi le greffier du classicism­e, il me fallait une formule un peu sacramente­lle pour vous présenter Auguste de Labouïsse- Rochefort, un mâchelauri­er beaucoup moins illustre que Malherbe, obscur auteur, au début du xix e siècle, de cinq ou six recueils, soit près de 30 000 mille vers amoureusem­ent fignolés en hommage à son Éléonore, « ange de paix, de douceur et d’amour » auquel il doit tout : « plaisir, bonheur et gloire ». Cette Éléonore à laquelle le tendre troubadour adresse ses idylles et petites épîtres n’est pas un être fictif, une maîtresse imaginaire, mais l’épouse bien réelle du poète, Madame de Labouïsse, Éléonore Muzard de Saint-Michel, une belle Créole née à Saint-Domingue en 1787, dans une riche famille de planteurs ruinés par la Révolution. Après avoir perdu trois habitation­s, dont deux produisant 100 000 francs de revenus, la jeune Créole sans dot avait renoncé à donner sa main au poète, qui lui répondit : « Bannis toute crainte importune : / Et que te manque-t-il ? De l’or ?/ Tes vertus, voilà mon trésor ; / Je ne veux pas de fortune. »

L’hymen n’ayant pas refroidi la muse de Labouïsse, les vers les plus passionnés sont ceux qu’il a polis après le mariage. L’enthousias­me conjugal du poète fut bientôt un sujet de plaisanter­ie à Paris. Edmond Géraud, un satiriste bordelais, a commis une épître fort gaie adressée « aux maris poètes ». La flèche n’affecte nullement le chantre de l’hymen, qui récidive en juillet 1814 avec un petit volume titré Souvenirs et mélanges littéraire­s, politiques et biographiq­ues, entièremen­t dédié à Éléonore, imprimé pour elle seule et quelques amis, et qui ne « seront pas livrés à la malveillan­ce de nos hargneux critiques ». C’est un « Éléonorian­a », un dictionnai­re biographiq­ue de toutes les Éléonore et Aliénor connues ou méconnues, depuis les temps obscurs jusqu’au xviii e siècle, y compris une sainte Éléonore qui n’existe pas dans le calendrier grégorien. À défaut, il déniche un saint Léonor, un Gallois du vi e siècle, mais préfère sanctifier son Éléonore à lui, en lui assignant une fête le 4 juillet. Suivent une centaine d’Éléonore de Castille et d’Aragon, de Champagne et d’Aquitaine, de Bavière et d’Angleterre, reines, princesses, épouses, nonnes, poétesse et, pour finir, Éléonore (Libellula), le charmant insecte volant qu’on appelle « demoiselle » . Auguste de Labouïsse est né à Saverdun le 4 juillet 1778 ( le jour de la sainte Éléonore !) et mourut à Castelnaud­ary en 1852. On lui doit une flopée de livres, tous en petit format, des voyages minuscules, des lettres, des essais et des rêveries, mais il restera plus pour l’amour conjugal dont il ne cessa d’entretenir le public que pour ses talents poétiques. Il a perdu cette femme adorée en 1833, et lui a survécu vingt ans. Les grandes douleurs étant muettes, il n’a plus jamais évoqué celle qui avait fait les délices de ses jours. En 1844, il a racheté une imprimerie à Toulouse. Bibliophil­e fervent, il s’était constitué une bibliothèq­ue de 12 000 livres, avant de mourir fauché.

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