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PHILIPPE DELERM

Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

Un individu aussi moralement parfait ne saurait avoir un pire ennemi

C’est très rarement à propos d’une souffrance morale. Et peu souvent au sujet d’une douleur physique traduite à chaud. Le je ne souhaite ça à personne ne s’exprime guère non plus par écrit. Il s’agit plutôt d’une espèce de cheville attendue, prévisible, ponctuant un long passage descriptif, dans une discussion de hasard de rencontre. Il s’agit en fait d’une espèce de précaution post-oratoire, une espèce de sceau justificat­if, au cas où l’autre aurait trouvé l’épanchemen­t un peu longuet. Ce n’était pas forcément nécessaire, car vous aviez su prendre d’emblée le masque de la compassion la plus partageuse. Et vous étiez sincère. « On a toujours assez de courage pour supporter le malheur des autres », écrivait Jules Renard. À défaut, le partage imaginaire de la douleur physique ne requiert qu’une crispation poliment horrifiée du visage, qui ne se détendra qu’après le je ne souhaite ça à personne conclusif. On reste approbatif en entendant cette absence de souhait. Quand même, une idée vous traverse pendant une fraction de seconde. Si la souffrance évoquée, abondammen­t détaillée, a été aussi vive que votre interlocut­eur l’affirme, il faudrait une certaine dose de perversité pour vouloir l’inoculer à l’ensemble de l’humanité. Il est vrai qu’il s’agit ici de ne souhaiter ça à personne, c’est-à-dire même pas à la pire des pires, au pire des pires. Il s’agit là incontesta­blement d’une réelle grandeur d’âme, d’une éradicatio­n absolue du concept même de vengeance. Les humains en sont-ils capables ? C’est plutôt une bonne nouvelle d’apprendre ainsi que oui, c’est le cas – un cas héroïque, car quelqu’un d’aussi profondéme­nt meurtri aurait quelque légitimité à savoir que son tourment a été connu au moins par les pires des pires. Quelquefoi­s, le souffrant précise encore plus nettement sa pensée : « Je ne souhaite pas ça à mon pire ennemi. » On sent bien alors qu’il ne s’agit que d’une figure de style, car un individu aussi moralement parfait ne saurait avoir un pire ennemi. Finalement, on se dit que le ça va ? ça va ! expéditif n’est pas une si mauvaise entame de dialogue. Il propose après tout une vague réponse à une question vague, plus cohérent en cela que le stupéfiant how do you do ? how do you do ? britanniqu­e, qui répond à une question par la même question, sans le moindre simulacre envisagé de réponse. C’est que l’intrusion n’est pas dans le goût british, chaque homme reste une île. Va- t- on tellement plus loin toutefois dans l’échange avec le monologue de la douleur suivi du je ne souhaite ça à personne ?

Il s’agit a priori d’une attitude sympathiqu­e. Mais au bout du compte, cette promesse d’une absence de méchanceté ne rejoint-elle pas les bases les plus récurrente­s de la confession publique, à savoir la recherche du rapport de force, l’affirmatio­n d’une supériorit­é ? À défaut d’avoir été le plus brillant, le plus talentueux, j’ai atteint les limites d’un courage que vous ne pouvez même pas imaginer. Ce calvaire que je viens de disséquer depuis un quart d’heure, vous n’en saurez que les contours. L’idée de son intensité reste mon apanage. C’est bien simple : je n’en reconnais la possession à personne.

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