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BRUNO DEWAELE

On en parle

- BRUNO DEWAELE

Force est d’avouer que l’on a connu règles autrement fondées que celle-là...

Si la nature, c’est bien connu, a horreur du vide, la grammaire, elle, déteste le tropplein ! Que deux mots viennent à se disputer le même emploi, elle n’a de cesse que ne soient définies pour l’un et pour l’autre de strictes attributio­ns, au prix, souvent, d’un arbitraire certain. On l’aura de nouveau vérifié, il y a de cela quelques semaines, avec le décès de l’icône Raymond Poulidor, « Poupou » pour les nombreux intimes. À cette occasion, nous a évidemment été resservi le mythe de l’« éternel second », qui a fait le succès – pour ne pas dire la légende – de l’intéressé. Pourtant, et c’est là le signe (au fond rassurant) que le rabâchage peut quelquefoi­s porter ses fruits, nombre de médias se sont ostensible­ment refusés à jouer pour la circonstan­ce les chiens de Pavlov, préférant évoquer, dans un sursaut puriste de la plus belle eau, l’« éternel deuxième ». Tout ce qui se passionne pour la langue française sait en effet que le second enfant d’un couple est appelé à rester le dernier jusqu’à extinction des gamètes alors que le deuxième aurait plutôt intérêt, lui, à planquer ses Playmobil : la concurrenc­e arrive ! Et comme il est peu probable, même en cas de surchauffe inconsidér­ée de la voiture-balai, qu’un Tour de France ait un jour accouché d’un classement général riche, à l’arrivée, de… deux unités, le choix est vite fait.

Comprenons-nous bien : il ne s’agit certes pas de reprocher à des journalist­es d’avoir obéi aux diktats d’une langue qu’ils oublient trop souvent de respecter. Force est pourtant d’avouer que l’on a connu règles autrement fondées que celle-là. Grevisse – dont il est, c’est vrai, de bon ton de brocarder l’indulgence, voire le laxisme – a beau jeu, dans son Bon Usage, de remarquer que l’usage, justement, jusques et y compris celui des meilleurs écrivains, a de tout temps fait l’impasse sur ce qu’il considère comme un raffinemen­t. Il va même jusqu’à relever, dans une ancienne édition du Dictionnai­re de l’Académie française, une « seconde personne du singulier » ! Pis encore, il observe que, tant que second a été la forme la plus courante dans notre lexique, c’est son emploi à lui qui était considéré comme libre, deuxième devant alors passer sous les fourches caudines de la condition susdite, à savoir qu’il y eût un troisième. Les rôles ont été purement et simplement inversés depuis que deuxième est passé… premier, second se voyant à son tour réduit à la portion congrue, mais y gagnant au passage – on se console comme on peut – ces galons d’élégance que confère souvent la rareté…

Malgré tout, il est une raison très particuliè­re pour laquelle nous aurions sans doute préféré nous aussi, dans le contexte évoqué plus haut, parler d’« éternel deuxième ». C’est que second a également le sens, en français, de « bras droit ». Et les cas ne sont pas rares, au royaume d’un sport cycliste où les porteurs d’eau sont légion, de lieutenant­s qui sont demeurés, tout au long de leur carrière sportive, dans l’ombre de celui qu’ils servaient, presque toujours au mépris de leur propre palmarès. De toute évidence, cela n’a jamais été le cas de Poulidor vis-à-vis d’Anquetil, ces deux-là s’étant constammen­t comportés en rivaux acharnés, jusqu’à se tutoyer de l’épaule dans la montée restée fameuse du puy de Dôme, en 1964 !

La clarté du message, bien plus qu’un brevet de purisme qui ne séduit d’ailleurs plus grand monde, plaidait donc bien ici pour l’éviction de ce second par trop équivoque.

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