ÉRIC LIBIOT Dans les poches
Jean Meckert, ce méconnu. Il n’est sans doute pas le seul écrivain français à être passé par le tamis de l’histoire littéraire ; il n’y a pas que les médiocres qui disparaissent, et pas uniquement les grandes plumes qui résistent aux vents mauvais de l’oubli. Pourtant, en 1941, lorsque Gallimard publie Les Coups, le livre est salué par Queneau et Gide. La classe ouvrière entre alors en librairie, à défaut d’aller au paradis. Toute sa carrière durant, Meckert va raconter les petits, les sans-grades, les mains sales, les silhouettes sombres. Nous avons les mains rouges (1947) colle aux basques de Laurent Lavalette, tout juste sorti de prison et bientôt enrôlé par d’Essartaut, patron d’une scierie et chef de résistants qui, après la guerre, flinguent à tout-va ceux qui s’en sont mis plein les fouilles grâce aux « boches ». Un roman de l’épuration, terreux, sale, transpirant, qui raconte des bravaches s’octroyant le droit de justice sans que la morale ne les étouffe. Il n’y a pas de gagnants ni beaucoup de grandes âmes. Il y a, en revanche, une belle langue, un style sec, cru, rapide, qui balance la psychologie aux orties pour dessiner les faits de l’Histoire et l’effet des gestes. Très grand roman. Jean Meckert fut aussi le deuxième auteur français à signer à la Série Noire, sous le pseudo américanisé de John Amila. D’ici à là-bas, il n’y a qu’un pas et un océan… L’Amérique fascine à tel point qu’on ne sait jamais comment l’aborder. Avec amour et abjection, sans doute (salut éternel à Salinger). Par Amérique, il faut bien sûr entendre États-Unis, le pays ayant réussi à se faire passer pour un continent. Ce qui montre bien la puissance de la bête. Une bête qu’il faut regarder sous toutes les cicatrices, ce que font depuis toujours les romanciers de New York ou de Detroit, du Montana ou de Floride, des grands espaces ou des trottoirs, qu’ils oeuvrent dans la saga, le polar, la nouvelle ou la satire (de partout). Il y en a pour tous les goûts, parfois pour tous les égouts.
Ce que proposent Pauline Guéna et Guillaume Binet, dans L’Amérique des écrivains, est un voyage à travers les maux des grands auteurs, suite d’entretiens au casting étoilé qui affiche, entre autres,T.C. Boyle, Margaret Atwood, Richard Ford, Thomas McGuane, James Lee Burke, Dennis Lehane… Ils sont vingt-six, répartis en deux tomes et ils parlent de tout : écriture, pays, carrière, lieux et ciel, inquiétudes et espoirs. En prime, les coulisses de ce périple hors norme : Pauline Guéna (romancière), Guillaume Binet (photographe), leurs quatre enfants et un camping-car sont partis plusieurs mois sur les routes ; elle interviewe, il photographie. C’est toujours passionnant, et cela donne envie de lire ou de relire les auteurs présents… ou pas. Par exemple John Dos Passos, qui n’intervient pas dans l’ouvrage (une mauvaise grippe sans doute), mais dont Folio ressort, dans une traduction révisée, la trilogie U.S.A : Le 42e parallèle, 1919 et La Grosse Galette. Soit les trente premières années des États-Unis (tout s’y construit), vues essentiellement par la classe ouvrière (douze personnages fictifs principaux) ; saga sociale et politique dont John Dos Passos fait aussi un manifeste littéraire et stylistique en incluant des extraits de journaux, des bios de figures de l’époque, des extraits de chansons, pour une hénaurme « comédie inhumaine ». Si j’osais : le plus grand roman du monde de tous les temps. D’accord, j’ose.
★★★★☆ NOUS AVONS LES MAINS ROUGES PAR JEAN MECKERT,
320 P., JOËLLE LOSFELD /ARCANES, 12,80 €
★★★☆☆ L’AMÉRIQUE DES ÉCRIVAINS PAR PAULINE GUÉNA ET GUILLAUME BINET, 10/18. TOME 1, 208 P.,13,90 €. TOME 2, 216 P., 13,90 € ★★★★★ TRILOGIE U.S.A. (ID.) PAR JOHN DOS PASSOS :
LE 42E PARALLÈLE (THE 42ND PARALLEL), TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR NORBERT GUTERMAN, 496 P., FOLIO, 9 € ;
1919 (NINETEEN NINETEEN), TRADUIT PAR YVES MALARTIC, 560 P., FOLIO, 9,50 € ; LA GROSSE GALETTE (BIG MONEY), TRADUIT
PAR CHARLES DE RICHTER, 704 P., FOLIO, 10,80 €