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DIANE DUCRET

Vous n’aurez pas le dernier mot

- DIANE DUCRET

Alors les cariatides s’animent et laissent tomber à leurs pieds leurs hardes de bronze

Jamais les rues de Paris ne sont plus belles pour le marcheur solitaire qu’au mois de février, lorsque le gris du ciel épouse celui de la pierre et que, soudain, un rayon de soleil semble vaincre l’hiver pour se poser sur une statue. Il ne faut pas être pressé et ralentir le pas pour découvrir qu’une peuplade méconnue habite la capitale depuis plusieurs siècles, les cariatides.

Des femmes de pierre, de bronze, de marbre, à la longue tunique, aux seins exposés au regard, soutenant sur leurs têtes une colonne, une torche, un balcon, un parlement. Hiératique­s ou lascives, elles soutiennen­t le Louvre et protègent l’opéra Garnier, sans jamais se plaindre du manque d’attention que nous leur portons. À l’ombre de ces jeunes filles en pierres, nous passons, tandis qu’immobiles elles contemplen­t les hommes s’agiter. Ils courent sans cesse mais finissent toujours par repasser devant elles. Tandis que la nuit tombait sur l’avenue de l’Opéra, les cariatides portant les lanternes qui ceignent le palais Garnier se sont une à une allumées. Le volume des Voix intérieure­s de Victor Hugo s’est échauffé dans ma main, comme s’il voulait lui échapper. Il me tirait vers ces femmes immobiles, impassible­s dans leurs déshabillé­s. Soudain une voix profonde résonna : « Que la cariatide, en sa lente révolte, se refuse, enfin lasse, à porter l’archivolte, et dise : C’est assez ! » Tétanisée par le coffre et la ferveur de la voix, je regardai derrière moi, personne. J’avais certes goûté quelque vin chaud dans l’un des passages du 19e arrondisse­ment, mais pas assez pour entendre Victor Hugo. Cela ne m’arrive qu’après l’ingestion d’une certaine quantité de cocktails cubains, et jamais en semaine. Sur les marches de l’Opéra, le voilà qui apparaît, sa barbe, ses cheveux, il est tel que je l’imaginais. Son costume trop grand, la démarche tombante, il harangue les femmes dénudées qui tournent leurs visages vers lui et s’essuient le guano qui recouvrait leurs têtes. « C’est le réveil, le déchaîneme­nt et la vengeance des cariatides ! » dit-il encore, la main droite tendue vers elle comme vers une assemblée de ministres à convaincre, au nom de la liberté.

Alors les cariatides s’animent et laissent tomber à leurs pieds leurs hardes de bronze. Les voilà descendant de leur piédestal pour rejoindre le monde humain, marchant derrière Hugo dans la nuit. Je ne pouvais m’empêcher de questionne­r l’écrivain. N’a-t-il pas assez de femmes nues, là où il se trouve, pour égayer ses nuits, pour venir prendre celles qui ornent Paris ? L’oeil voit le corps d’une femme dénudée, l’esprit voit en la cariatide le peuple asservi. La colère de ceux pris dans la pierre sous le poids de leurs responsabi­lités, soutenant à bout de bras une élite qui passe devant eux sans les voir. La révolte des cariatides a sonné, que chacun se libère des fardeaux dont d’autres les ont lestés, et que les puissants ressentent à présent le poids intérieur de leurs iniquités. L’ouragan des révolution­s s’abat sur les peuples trop pleins de leurs pollutions, dit-il encore, en passant devant moi, suivi par une nuée de cariatides marchant avec une grâce hellénique, récitant les paroles de Théodore de Banville : « Puisse le Dieu vivant dessécher la paupière/ À qui m’a mise là vivante sous la pierre, / Et, comme un enfant porte un manteau de velours, / M’a forcée à porter ces édifices lourds, / Ces vieux murs en haillons, ces maisons condamnées, / Dont le gouffre est si plein de choses et d’années » (Les Imprécatio­ns d’une cariatide). Devant ce défilé inouï, je restais de marbre, bien décidée à ne plus jamais boire de vin chaud en lisant du Victor Hugo.

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