RÉTRO-LISEUR
Suspecté par des lecteurs de Lire d’avoir pioché dans les travaux d’une universitaire pour les besoins de son roman Les Causes perdues (prix Interallié 1999), Jean-Christophe Rufin répond en dernière page, dans la rubrique « Pour finir ». En revendiquant haut et fort la liberté du romancier.
« Pas de succès qui ne suscite de convoitises… Le prix Interallié pour mon dernier roman, Les Causes perdues, m’a valu beaucoup de marques de sympathie, mais aussi deux petites fleurs d’amertume dans le courrier des lecteurs de Lire (n° 281). Je n’y aurais pas répondu si le problème abordé par ces lettres n’était plus général que le ressentiment personnel qui les a motivées.
Nos deux correspondants établissent un rapprochement entre une partie de mon livre et les travaux d’une chercheuse du CNRS consacrés aux vieux fascistes italiens d’Éthiopie. Ils s’étonnent de retrouver dans ces travaux de recherche et dans mon roman “des événements, des décors, des atmosphères semblables”. Et ils s’indignent d’un “pillage” auquel, à les en croire, mon livre devrait le peu de ses qualités.
Essayons de bien comprendre le problème posé. Ce n’est pas une question de plagiat : aucun emprunt textuel n’est mis en avant – et pour cause ! Ce n’est pas non plus une question de sources. Les lieux, événements, personnages mentionnés existent réellement. Il suffit de se rendre dans le pays pour les découvrir : c’est ce que j’ai fait d’innombrables fois depuis plus de vingt ans. […]
La véritable question est ailleurs et se résume d’un mot : c’est une affaire de propriété. Nos deux experts ont de la recherche en sciences humaines une conception notariale. Bien imprudent celui qui croit que l’on peut boire librement à la source de la réalité. Il devrait savoir qu’aucun bien n’est en déshérence : dans le cadastre de l’esprit, ce qui compte, c’est l’acte, c’est-à-dire la thèse, l’article scientifique, bref ce qui devient plus vrai que le vrai parce que l’Université y appose son sceau. On ne doit plus, on ne peut plus évoquer les ensablés d’Éthiopie, quand même on les connaîtrait directement depuis vingt ans, sans faire allégeance à celle qui, en les prenant pour sujet de recherche, prétend les avoir créés dans l’ordre académique. […] Cette conception doit être combattue. […]
Les chercheurs ont besoin de respect ; les romanciers aussi. On ne peut laisser insinuer qu’il suffirait de piller dix thèses pour faire un bon roman. L’écrivain n’est pas le vulgarisateur du scientifique : il est un créateur et sa création est un subtil mélange de mémoire et de rêve, d’expérience et de regard, d’oubli, de lectures et d’ignorance, bref de liberté. Et si possible de talent. »