Lire

L’ÉVÉNEMENT

par Virginie Girod

- Vanessa Springora

Dans Le Consenteme­nt, l’éditrice Vanessa Springora relate sa relation dévoyée avec le dandypédop­hile Gabriel Matzneff lorsqu’elle était jeune adolescent­e, à la fin des années 1980. Un récit aussi lucide qu’exhibition­niste qui a eu, en ce début d’année, un retentisse­ment sans précédent dans le milieu littéraire français. Preuve, s’il en est, que les temps ont enfin changé.

C’ est l’histoire d’une jeune adolescent­e dont qualifier le père d’absent serait un euphémisme. C’est l’histoire d’une jolie Parisienne dont la mère immature est une féministe soixante-huitarde. C’est l’histoire d’une fille précoce sur les plans intellectu­el et sensuel qui, en manque d’amour, trouve refuge dans les bras d’un « ogre ».

L’intrigue est si anodine qu’elle ressemble à celle d’un mauvais roman, et pourtant tout est vrai dans ce récit entre le journal intime et le témoignage. À l’ère post #MeToo, alors que le Tout-Paris se repaît de la parole des victimes comme les ouailles des homélies, Vanessa Springora couche sur le papier ses souvenirs d’adolescent­e dans le milieu de l’édition des années 1980. Entre 13 et 16 ans, elle tombe dans le piège du plus retors des pédophiles notoires de la capitale : l’écrivain Gabriel Matzneff, auteur des Moins de seize ans.

La gamine, esseulée dans une intelligen­tsia bohème amorale, succombe au premier regard de ce mondain chauve « comme un bonze ». L’amoureux des nymphettes a flairé en elle la proie idéale. Vanessa est tellement en manque d’amour et d’attention qu’elle offrira volontiers son corps contre une illusion de tendresse à qui voudra lui faire croire à l’amour. Le prédateur-séducteur referme ses griffes sur elle après l’avoir croisée lors d’un dîner où elle accompagna­it sa mère. Ainsi, à 14 ans, l’adolescent­e est réduite de son plein gré à l’état d’objet sexuel d’un pervers narcissiqu­e doublé d’un dangereux pédophile… Leur grand amour n’est pas discret et personne ne réagit. Après une crise de jalousie pour ne pas avoir été la favorite choisie par Matzneff, la mère permissive laisse sa fille s’épanouir dans cette idylle illégale. Selon elle, Vanessa est assez mûre pour prendre ses propres décisions. Voilà comment déformer jusqu’à la nausée le slogan libérateur de Mai-68 « Jouir sans entrave » et dont la génitrice avait elle-même profité.

Personne, dans la petite bulle germanopra­tine, n’expliquera à l’adolescent­e qu’on ne découvre pas l’amour et le sexe avec un homme de 50 ans qui sodomise des petits garçons à Manille pendant ses vacances. Pour un groupe d’irréductib­les soixante-huitards, à l’heure où The Cure triomphe sur scène, il est toujours interdit d’interdire. Beaucoup de philosophe­s et de politiques avaient en effet signé, quelques années plus tôt, une tribune pro-pédophiles rédigée par le subversif Matzneff ! Eh oui, c’était une autre époque, décrite lucidement par Vanessa Springora où une élite en déliquesce­nce portait aux nues les corps juvéniles et érotiques d’Eva Ionesco et des petits modèles peinturlur­és comme de bonnes gagneuses de David Hamilton. Les temps ont changé, et c’est heureux. Avec du recul, l’adolescent­e, convaincue d’avoir aimé son initiateur, réalise qu’elle a été une victime. Pendant plus d’un an, elle a été sous l’emprise de ce vampire qui, en absorbant l’essence vitale de sa muse, a nourri son oeuvre. Étonnammen­t, l’auteure trouve le moyen de se sortir seule de cette emprise lorsqu’elle comprend qu’elle n’est pas l’unique dans les yeux de G. S’ensuit une vie de jeune adulte chaotique où Vanessa doit apprendre à se respecter et à devenir un sujet désirant et non un objet désiré.

Toujours sous la coupe de son ancien amant

Le livre est écrit comme un exorcisme ou comme une vengeance. Sa lecture est néanmoins dérangeant­e. Il apparaît que le lien entre V. et G. n’est pas rompu. L’écriture les lie comme du temps où il l’aidait à rédiger ses rédactions de collégienn­e. Gabriel a utilisé dans plusieurs de ses livres le nom, l’image et les souvenirs de Vanessa, au demeurant de simples publicatio­ns de ses journaux intimes. Vanessa utilise à son tour ses souvenirs avec le mentor, imitant ainsi son style factuel et l’indigence de sa création. N’est-ce pas là le signe qu’elle est toujours sous la coupe de son ancien amant pour devenir, trente ans plus tard, son imitatrice ? L’un et l’autre n’ont d’autres sources d’inspiratio­n que leur

L’époque où une élite en déliquesce­nce portait aux nues les corps juvéniles et érotiques

intimité… en partie commune. Ainsi Springora écrit-elle : « Les écrivains sont des gens qui ne gagnent pas toujours à être connus. On aurait tort de croire qu’ils sont comme tout le monde. Ils sont bien pires. Ce sont des vampires. » La voilà devenue goule dans l’ombre de Dracula, cet homme qu’elle décrit avec une précision chirurgica­le. Celui-ci a toujours cherché à la recontacte­r depuis leur rupture à la fin des années 1980. Paradoxale­ment, Le Consenteme­nt est le plus bel hommage qu’elle pouvait rendre au pédophile qui, par son bagout, a toujours échappé à la justice en dépit de quelques lettres anonymes dénonçant ses amours enfantines à la brigade des moeurs. Matzneff, que la France avait oublié, s’est retrouvé à caracoler à nouveau en tête des ventes avant de voir ses titres retirés par les éditeurs. Nul doute que le vieux plumitif préfère mourir dans l’opprobre que dans l’indifféren­ce !

Le Consenteme­nt assouvira pleinement les pulsions scopiques de lecteurs en quête d’histoires sordides à SaintGerma­in-des-Prés, où les nobles idées de la révolution sexuelle furent dévoyées. Pour ceux qui aiment la littératur­e, mieux vaut relire Lolita de Nabokov. D’ailleurs, Vanessa Springora adore ce roman : « Quelle chance pour Lolita d’obtenir au moins […] la reconnaiss­ance sans ambiguïté de la culpabilit­é de son beau-père, par la voix même de celui qui lui a dérobé sa jeunesse. » Si la perverse idylle de V. et de G. pouvait démontrer à l’opinion publique que nous devons maintenant tous agir concrèteme­nt lorsque l’on a connaissan­ce de faits pédophiles dans notre entourage, au moins ce livre aura- t- il été utile.

Nul doute que le vieux plumitif préfère mourir dans l’opprobre que dans l’indifféren­ce !

 ??  ?? ★★★☆☆
LE CONSENTEME­NT PAR VANESSA SPRINGORA,
216 P., GRASSET,
18 €
★★★☆☆ LE CONSENTEME­NT PAR VANESSA SPRINGORA, 216 P., GRASSET, 18 €
 ??  ??
 ??  ?? Image tirée du film Bilits de David Hamilton
Image tirée du film Bilits de David Hamilton

Newspapers in French

Newspapers from France