LITTÉRATURE FRANÇAISE
L’apparition, inattendue, de son père sur une bande d’actualités datant de l’Occupation bouleverse l’écrivain Régis Jauffret, au point de le pousser à écrire son premier livre réellement autobiographique. Papa ou l’histoire sensible de l’enfance revisitée.
★★★★★
PAPA PAR RÉGIS JAUFFRET, 208 P., SEUIL, 19 €
Je n’ai jamais oublié la première fois que j’ai rencontré Régis Jauffret. C’était il y a longtemps, à une époque où je dirigeais les pages littéraires d’un hebdomadaire féminin. Le livre Clémence Picot m’avait plu par son désespoir tranquille. Jauffret m’était apparu comme le greffier d’un no future assumé. Aucune échappatoire en vue.
Jauffret me reliait au Bove de Mes amis et au Baudelaire de « La corde », ce bijou d’effrois dans lequel le suicide d’un enfant entraîne quelque chose de plus monstrueux, le commerce familial de la corde et du clou ayant servi à la pendaison. Il y eut chez Jauffret une longue liste de romans où ne transpirait pas l’espoir radieux des lendemains qui chantent : Univers, univers, Sévère sur l’affaire Édouard Stern, le banquier trucidé par sa maîtresse, et peut-être surtout ces Microfictions, cinq cents fragments d’existences vouées toutes au délitement puis à la destruction. Un état des lieux vertigineux ressassé jusqu’à la nausée, suivi onze années plus tard de ces Microfictions 2018 tout aussi noircies à l’encre couleur de deuil. Ce qui ne signifie pas tristesse : chez Régis Jauffret, la tragédie et la farce sont deux mots qui vont très bien ensemble. Papa, son nouveau roman, ne s’achèvet-il pas par un sonore « Champagne ! », jeté comme un pétillant point final ?
Un roman d’amour filial
Papa ? Ce père, disparu depuis longtemps, ressurgi le 19 septembre 2018 lorsque son fils unique l’aperçoit dans un documentaire télévisuel consacré à la police de Vichy, embarqué menotté par deux gestapistes hors de l’immeuble familial.
Le choc cède le pas à l’incompréhension : pourquoi cet homme a-t-il caché toute sa vie à sa famille cet épisode douloureux ? « Je n’ai pas de réponse, ma mère a 105 ans et n’est plus en état. Ce qui m’impressionne le plus, c’est que l’on dirait moi au même âge. Il n’y a pas de différence, on ne peut pas savoir. Mon père a alors 27 ans, puisque cette bande d’actualités a été tournée en septembre 1943. C’était un document utilisé par le Parti communiste, ce ne pouvait pas être de la reconstitution. » Ces quelques secondes de résurrection lui donnent envie d’écrire sur cet homme enfermé dans son monde, car sourd et sous tranquillisants toute sa vie. « Je n’avais jamais pensé écrire un jour sur lui. Il s’est imposé naturellement. C’est en réalité un livre d’amour filial. J’ai toujours été aimé, même si c’était avec les moyens du bord, quasi inexistants. Je n’aime pas la vogue actuelle du roman-confession où l’on déballe des horreurs sur la famille, les ex, les proches sans que ceux-ci aient rien demandé. »
Je lui récite cette phrase figurant quelque part dans le livre : « Je n’ai peutêtre écrit tout au long de ma vie que ce livre sans fin de tout ce que nous ne nous sommes jamais dit. » Comme s’il voulait parvenir à le faire ressurgir de sa nuit. « C’est la première fois que je suis dans la vraie autobiographie. Seul le romanesque peut permettre de faire passer la réalité. L’imagination peut être la meilleure arme contre le mensonge. » Il dit « mes enfants » à un moment en parlant de ses parents. Extraordinaire lapsus. Oui et non. Quelque part, à la fin du texte, figure cet aveu poignant : « Je te porte en moi depuis plus de six décennies, mon père, mon enfant fragile que la vie a si peu aimé. » Après avoir redonné vie et amour à ce père, Régis Jauffret se consacre ces jours-ci à une autre ombre masculine aimée. Gustave Flaubert. Champagne !