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LITTÉRATUR­E FRANÇAISE

- Fabrice Gaignault

L’apparition, inattendue, de son père sur une bande d’actualités datant de l’Occupation bouleverse l’écrivain Régis Jauffret, au point de le pousser à écrire son premier livre réellement autobiogra­phique. Papa ou l’histoire sensible de l’enfance revisitée.

★★★★★

PAPA PAR RÉGIS JAUFFRET, 208 P., SEUIL, 19 €

Je n’ai jamais oublié la première fois que j’ai rencontré Régis Jauffret. C’était il y a longtemps, à une époque où je dirigeais les pages littéraire­s d’un hebdomadai­re féminin. Le livre Clémence Picot m’avait plu par son désespoir tranquille. Jauffret m’était apparu comme le greffier d’un no future assumé. Aucune échappatoi­re en vue.

Jauffret me reliait au Bove de Mes amis et au Baudelaire de « La corde », ce bijou d’effrois dans lequel le suicide d’un enfant entraîne quelque chose de plus monstrueux, le commerce familial de la corde et du clou ayant servi à la pendaison. Il y eut chez Jauffret une longue liste de romans où ne transpirai­t pas l’espoir radieux des lendemains qui chantent : Univers, univers, Sévère sur l’affaire Édouard Stern, le banquier trucidé par sa maîtresse, et peut-être surtout ces Microficti­ons, cinq cents fragments d’existences vouées toutes au délitement puis à la destructio­n. Un état des lieux vertigineu­x ressassé jusqu’à la nausée, suivi onze années plus tard de ces Microficti­ons 2018 tout aussi noircies à l’encre couleur de deuil. Ce qui ne signifie pas tristesse : chez Régis Jauffret, la tragédie et la farce sont deux mots qui vont très bien ensemble. Papa, son nouveau roman, ne s’achèvet-il pas par un sonore « Champagne ! », jeté comme un pétillant point final ?

Un roman d’amour filial

Papa ? Ce père, disparu depuis longtemps, ressurgi le 19 septembre 2018 lorsque son fils unique l’aperçoit dans un documentai­re télévisuel consacré à la police de Vichy, embarqué menotté par deux gestapiste­s hors de l’immeuble familial.

Le choc cède le pas à l’incompréhe­nsion : pourquoi cet homme a-t-il caché toute sa vie à sa famille cet épisode douloureux ? « Je n’ai pas de réponse, ma mère a 105 ans et n’est plus en état. Ce qui m’impression­ne le plus, c’est que l’on dirait moi au même âge. Il n’y a pas de différence, on ne peut pas savoir. Mon père a alors 27 ans, puisque cette bande d’actualités a été tournée en septembre 1943. C’était un document utilisé par le Parti communiste, ce ne pouvait pas être de la reconstitu­tion. » Ces quelques secondes de résurrecti­on lui donnent envie d’écrire sur cet homme enfermé dans son monde, car sourd et sous tranquilli­sants toute sa vie. « Je n’avais jamais pensé écrire un jour sur lui. Il s’est imposé naturellem­ent. C’est en réalité un livre d’amour filial. J’ai toujours été aimé, même si c’était avec les moyens du bord, quasi inexistant­s. Je n’aime pas la vogue actuelle du roman-confession où l’on déballe des horreurs sur la famille, les ex, les proches sans que ceux-ci aient rien demandé. »

Je lui récite cette phrase figurant quelque part dans le livre : « Je n’ai peutêtre écrit tout au long de ma vie que ce livre sans fin de tout ce que nous ne nous sommes jamais dit. » Comme s’il voulait parvenir à le faire ressurgir de sa nuit. « C’est la première fois que je suis dans la vraie autobiogra­phie. Seul le romanesque peut permettre de faire passer la réalité. L’imaginatio­n peut être la meilleure arme contre le mensonge. » Il dit « mes enfants » à un moment en parlant de ses parents. Extraordin­aire lapsus. Oui et non. Quelque part, à la fin du texte, figure cet aveu poignant : « Je te porte en moi depuis plus de six décennies, mon père, mon enfant fragile que la vie a si peu aimé. » Après avoir redonné vie et amour à ce père, Régis Jauffret se consacre ces jours-ci à une autre ombre masculine aimée. Gustave Flaubert. Champagne !

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