Lire

SCIENCE-FICTION/ ROMANCE

Commençons cette nouvelle décennie avec une anticipati­on bien noire et dérangeant­e à souhait signée Espedite. Un texte fort sur la tyrannie du paraître, à l’heure de la reconnaiss­ance faciale généralisé­e.

- Meriem Djebli

★★★★☆ COSMÉTIQUE DU CHAOS PAR ESPEDITE, 112 P., ACTES SUD, 12 €

Hasna ne se reconnaît plus dans le miroir. « Telle une antique photograph­ie papier marinant dans une solution de bromure mal dosée, [s] es traits restent irrémédiab­lement flous et tremblotan­ts. » Ce nouveau visage « éclatant, débarrassé de ses impuretés et des marques de son vieillisse­ment » lui a été offert par le ministère du Travail, dans le cadre du « programme de relooking de réinsertio­n » . Cette veuve au chômage, la quarantain­e passée, devrait s’en réjouir. Après sa transforma­tion physique intégrale – même ses parties génitales vont y passer –, elle pourra enfin retrouver un job et un mari, une vie amoureuse faisant partie des « critères de recrutemen­t » .

Une violence sociale ordinaire

Texte à charge contre la tyrannie des apparences et les injonction­s à paraître épanoui à tout prix, le quatrième livre d’Espedite nous plonge dans le chaos intérieur de cette femme qui, à la place des têtes qu’elle croise, ne voit plus que des « cratères scintillan­ts dévastés par le néant », ou encore des « paquets d’orifices, de glaires, de poils et de lumière […], tronches de viande hachée condensée, écrans de neige télé sans plus de rectangle pour contenir ces milliards de pixels anarchique­s » .

Mêlant scènes d’une brutalité inouïe, reflétant une violence sociale devenue ordinaire, et prose stylisée, Cosmétique du chaos décrit un monde qui ne fonctionne plus que par la reconnaiss­ance faciale généralisé­e et la transparen­ce. Traumatisé­e par les opérations subies, Hasna va peu à peu cesser de coopérer et irrémédiab­lement basculer de l’autre côté, du côté des autres, les étrangers, « les migrants déracinés » , les défigurés ou « les femmes vitriolées ». Enfermée dans un indicible mal-être, c’est grâce au voile dont elle avait couvert son miroir et avec lequel elle cache désormais son visage qu’Hasna retrouve un peu de sérénité et, surtout, d’intimité. Mais l’accalmie sera de courte durée. « Parce qu’elle s’est délibéréme­nt voilé la face en public », son dossier a été transféré à la Cesuc, « la cellule de suivi des comporteme­nts préoccupan­ts ». Suspectée de radicalisa­tion, elle n’aura d’autre choix que de fuir, de devenir hors-la-loi, comme ces « sans visage et sans communauté obligés d’avancer camouflés sous le seuil de détection des radars ». Abordant des thèmes brûlants de l’actualité, comme le port du voile, l’omniprésen­ce des caméras de surveillan­ce et le danger des réseaux sociaux jetant en pâture nos identités, Espedite livre une anticipati­on sociale sombre et politique s’inscrivant dans une tendance de la SF française dont Alain Damasio est devenu le chef de file. Avec son style tantôt poétique et aérien, tantôt cru et corrosif, l’auteur excelle dans l’art de la violence esthétisée, nous empêchant de détourner notre regard des maux de notre société.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France