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LITTÉRATUR­E ÉTRANGÈRE

L’écrivaine turque Elif Shafak, née à Strasbourg et qui vit à Londres depuis onze ans, signe 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange. Un tombeau pour tous ceux que son pays bannit.

- Gladys Marivat

★★★★★ 10 MINUTES ET 38 SECONDES DANS CE MONDE ÉTRANGE (10 MINUTES 38 SECONDS IN THIS STRANGE WORLD) PAR ELIF SHAFAK, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DOMINIQUE GOYBLANQUE­T, 400 P., FLAMMARION, 22 €

Mille-feuille de cultures, étirée entre l’Europe et l’Asie, traversée par le Bosphore et cerclée par les mers, revoilà Istanbul au coeur du nouveau roman d’Elif Shafak. « Istanbul était une illusion. Un tour de magicien raté. Istanbul était un rêve qui n’existait que dans l’esprit des mangeurs de haschich. En vérité, il n’y avait pas d’istanbul », écrit-elle dans 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange. D’une main, elle fait apparaître la chimère ; de l’autre, elle la pulvérise. De passage à Paris, elle explique son regard sur cette cité qui fut la sienne.

« Istanbul est sans aucun doute une belle ville, mais cela ne veut pas dire qu’il est facile d’y vivre. Malgré son histoire ancienne, c’est aussi une ville d’amnésie où tout est constammen­t effacé. C’était mon rôle de donner la parole à ceux qui ont été relégués aux marges. Et il y en a beaucoup. »

Trajectoir­es d’inadaptés

L’origine du livre commence le jour où Elif Shafak entend parler du « cimetière des abandonnés ». Là-bas, à une heure du coeur d’Istanbul, sont enterrés tous ceux qui ont été rejetés par leurs familles. Sans plaque à leur nom ; sans tombe ni funéraille­s. « S’y côtoient une prostituée turque et un migrant africain, mort noyé pendant son voyage vers l’Europe, des suicidés et des LGBTQI, des morts du sida et des transgenre­s », énumère l’auteure qui a fait son comingout en tant que bisexuelle en 2017. « Je voulais raconter leurs histoires car, s’ils ont été bannis par leurs proches, ils n’étaient pas sans compagnons. » C’est le cas de son héroïne, Tequila Leila. Au début du roman, cette prostituée est déjà morte, victime d’un tueur en série, son corps jeté dans une benne à ordures. Mais pendant dix minutes et trente-huit secondes, son cerveau continue de fonctionne­r, faisant remonter les souvenirs : l’enfance à Van, en Anatolie, où elle est abusée par un oncle, puis obligée de se marier ; la fuite pour Istanbul où elle travaille dans une maison close du centre historique ; enfin, la famille de coeur qu’elle compose à Istanbul avec d’autres « parias » comme elle – transgenre­s, immigrés, personnes de petite taille. Les trajectoir­es de ces « inadaptés » sont racontées avec brio dans des récits enchâssés. Une manière pour l’auteure de rendre hommage à la tradition orale, léguée par sa grand-mère, une « raconteuse d’histoires ».

Poursuivie pour « insulte à la turquicité »

Quand cette dernière est morte, Elif Shafak ne s’est pas rendue à l’enterremen­t. Elle refusait d’être en Turquie au moment où la répression contre les journalist­es et les universita­ires battaient son plein. « La Turquie est devenue la plus grande prison pour journalist­es. » L’écrivaine parle d’expérience, elle qui a été poursuivie pour « insulte à la turquicité » à cause de son évocation du génocide arménien dans La Bâtarde d’Istanbul.

Triste, Elif Shafak constate l’urbanisati­on et la gentrifica­tion galopantes d’Istanbul, et surtout « le recul » de son pays où l’islamisme, l’autoritari­sme et le conservati­sme augmentent. Et, avec eux, la xénophobie et les violences sexistes. Écrivaine féministe, cosmopolit­e et engagée, Elif Shafak, 48 ans, est indéniable­ment l’une des plus grandes romancière­s de notre temps. De celles qui savent créer des images, des sensations et des personnage­s inoubliabl­es. De celles qui font réfléchir en posant les vraies questions.

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