ESSAIS / DOCUMENTS
Le dramaturge grec Iakovos Kambanellis est l’auteur d’un chef-d’oeuvre sur le système concentrationnaire. Rescapé du camp autrichien de Mauthausen, il est le témoin fidèle des premières heures de la libération de ceux qui y étaient détenus, et des mois qui suivirent, avant le rapatriement des prisonniers.
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MAUTHAUSEN (ID.) PAR IAKOVOS KAMBANELLIS, TRADUIT DU GREC PAR SOLANGE FESTAL-LIVANIS, 384 P., ALBIN MICHEL, 22,90 €
Pourles prisonniers de Mauthausen, la Libération a revêtu la forme d’un char Patton franchissant un portail surmonté du slogan « Arbeit macht frei ». Les soldats américains « regardaient d’un air ahuri, fier, triste » ces rescapés qui hurlaient et déchiraient leurs vêtements rayés. Dans la cohue, un kapo était taillé en pièces au canif. Des femmes aux crânes rasés s’emparaient de tissus. Des hommes saisissaient des barriques de fromages et des armes. Le magasinier SS avait été pendu à la porte, un pieu dans la poitrine. Les élégantes prostituées du bordel réservées aux surveillants faisaient le pied de grue. Puis, il a fallu nettoyer les baraques, installer les malades dans des draps propres, ouvrir les fosses dans la forêt pour déterrer les fusillés, gérer le ravitaillement miraculeux de l’armée américaine et de la Croix-Rouge. C’est par la fin de la guerre et par des scènes dignes du Kaputt de Malaparte que s’ouvre Mauthausen, chef-d’oeuvre enfin traduit en français.
Iakovos Kambanellis avait été désigné pour représenter les prisonniers grecs auprès des Alliés. Il restera jusqu’à ce que ses compatriotes juifs recouvrent assez de forces pour rejoindre la Palestine. Fin août 1945, il rentrera en Grèce, juste avant le début de la guerre civile. « J’arrive du camp de concentration. De l’enfer, de l’enfer, de l’enfer. Dans la Grèce qui était une maison ravagée où l’on s’était entrégorgés et s’apprêtait à nouveau à s’entredéchirer. » Pourtant, au cours de cet été 1945, les anciens détenus, dont certains n’avaient plus où aller, « faisaient la fête dans une sainte folie, tombaient amoureux, faisaient du
commerce, et se répandaient dans les villages alentour pour voir des maisons, des familles et la vie de tous les jours ». Plus de la moitié du livre est consacré à ces jours bénis ; le reste, au cauchemar quotidien de la captivité, dans un récit où l’humour côtoie l’horreur.
L’escalier de la mort
Kambanellis est LE dramaturge grec contemporain. Ulysse tient une grande part dans son oeuvre. Né en 1922 sur l’île de Naxos, il accompagne sa famille treize ans plus tard à Athènes, à la suite des déboires commerciaux de son père. Il doit travailler. Il suit des cours du soir et obtient un diplôme de dessinateur technique dans le bâtiment. Après l’occupation de la Grèce au printemps 1941, il tente de gagner la Suisse. C’est le début d’une odyssée tragique. Arrêté à Innsbruck, en Autriche, il est envoyé en octobre 1943 à Mauthausen. C’est l’un des camps les plus durs, dédié aux « irrécupérables et asociaux », surtout prisonniers politiques et de droit commun, soldats russes, homosexuels, Juifs aussi.
Les détenus meurent de maladie ou de malnutrition, d’une balle ou de coups, gazés… Les plus aptes au travail sont regroupés dans des « kommandos ». Le plus fourni est celui du Wiener Graben, la carrière de granit à laquelle on accède en empruntant les 186 marches de « l’escalier de la mort ». Les prisonniers remontent des blocs de pierre sous les coups des SS. Qui n’hésitent pas à les précipiter des falaises. Kambanellis a rédigé un millier de pages l’hiver de sa libération. « Écriture bavarde et gauche », dira-t-il avant de les ranger dans un tiroir. Il les ressortira au plus fort de la guerre froide (crise de Cuba, rupture Moscou-Pékin…) et de tensions en Grèce (assassinat du député Lambrakis), en ressentant qu’ « étaient grandement trahies le espérances qu’[ il] avait eues après la fin de la guerre » . Sa démarche, selon sa traductrice Solange Festal-Livanis1, se rapproche de celle d’un autre déporté de Mauthausen, Jean Cayrol, l’auteur de Nuit et Brouillard, livre conçu comme « un dispositif d’alerte ». Le texte sort d’abord en feuilleton dans le journal Eleuthéria, en 1963, la même année que La Trêve de Primo Levi et Le Grand Voyage de Jorge Semprún. Le livre paraît deux ans plus tard, comme Aucun de nous ne reviendra, de Charlotte Delbo. En 1995, le dramaturge de plus de 70 ans publie cette version corrigée. « C’est Mauthausen qui m’a défini comme homme, je suis un homme du camp. »
Un numéro sur un bras blanc
En 1980, il y était retourné pour la première fois. Il avait été accueilli par le Cantique des Cantiques, une chanson écrite pour Theodorakis et interprétée par Maria Farandouri : « Jeunes filles de Mauthausen /Jeunes filles de Belsen / N’avez-vous pas vu ma bien-aimée ?
Nous l’avons vue sur la place glaciale / Avec un numéro sur son bras blanc / Avec une étoile jaune sur le coeur.
Comme elle est belle, ma bien-aimée / Celle qui était cajolée par sa mère /Et les baisers de son frère /Personne ne savait qu’elle était si belle. »
1. Également auteure de la postface du livre et d’une thèse : « Du récit concentrationnaire à la scène chez Iakovos Kambanellis : raconter et représenter Mauthausen », soutenue en 2018 à Lille.