LE GRAND ENTRETIEN
Jean Echenoz
LE LIVRE. Il parle d’une voix très douce, un peu sourde même, et hésitante. Presque « modianesque ». Ses descriptions des quartiers de Paris ont quelque chose à voir, d’ailleurs, avec l’univers de l’auteur de La Place de l’étoile. Jean Echenoz a justement choisi pour cadre de son nouveau roman, Vie de Gérard Fulmard, l’une des artères les plus improbables du 16e arrondissement : la rue Erlanger. Et, comme chaque fois, il l’a longuement explorée avant d’écrire. C’est là qu’habite son héros, ou plutôt son antihéros, personnage désoeuvré et dérisoire, qui va se trouver embarqué, malgré lui, dans d’étranges et médiocres complots politiques. Il y a du mystère, du suspense, de l’ironie aussi, et le charme infini de l’écriture de Jean Echenoz. Ciselée, précise, documentée, mais avec une once de moquerie et de décalage, d’humour mêlé au tragique, qui attache le lecteur. Prix Médicis en 1983 pour Cherokee, Prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais, Echenoz
Il y a du mystère, du suspense, de l’ironie aussi, et le charme infini de l’écriture
nous a souvent emmenés loin dans ses récits : en Micronésie, dans l’Arctique, ou en Corée du Nord. Outre ces livres « géographiques », il a exploré avec bonheur différents genres – des romans d’aventures ou d’espionnage mais aussi, bien sûr, les fictions biographiques, dans lesquelles il excelle à nous raconter, à sa manière, Maurice Ravel ou le coureur de fond Emil Zátopek… On y découvre toujours des merveilles. Chez Jean Echenoz, les sentiments affleurent, ils sont décrits avec profondeur mais la désillusion l’emporte souvent, comme dans la vie. Son Gérard Fulmard n’échappe pas à la règle. Il ne lui reste peut-être qu’à s’emparer du grand roman d’amour…
Votre roman raconte, comme son titre l’indique, la vie de Gérard Fulmard. Comment vous est venu le nom de « Fulmard » , qui sied à merveille à ce détective raté, antihéros un peu fatigué, pas très avenant physiquement, et que l’on retrouve souvent dans vos livres ?
• Jean Echenoz. Le fulmar est un assez bel oiseau marin, d’abord, et j’aime bien donner parfois à mes personnages des noms d’animaux. Roger Vailland le faisait souvent dans ses romans, Jean-Patrick Manchette aussi. Là, j’ai un peu modifié ce nom en lui ajoutant un « d » qui le rend plus commun, un peu moins exotique.
Vous dites souvent que vous vous inspirez de Bouvard et Pécuchet de Flaubert pour vos personnages. Est-ce le cas pour Gérard Fulmard ?
• J.E. Non, je n’y ai pas pensé, même s’il pourrait présenter à la rigueur une certaine naïveté propre à celle des personnages de Flaubert, mais cela s’arrête là. Disons que Gérard Fulmard est un garçon qui n’a pas tous les atouts de son côté. Sa vie est au départ assez ingrate, il se trouve en difficulté sur pas mal de plans. Il cherche à s’en sortir après plusieurs expériences professionnelles plutôt ratées et il va se retrouver pris dans une sorte de drame qui le dépasse, une histoire de pouvoir et de passion très étrangère à son existence ordinaire.
Avec lui, on va parcourir un certain nombre de quartiers de Paris. Et notamment la rue Erlanger, dans le 16e arrondissement. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce lieu ?
• J.E. Au départ de mes romans, il y a souvent deux ou trois idées qui m’intéressent sans qu’il y ait grand-chose à voir entre elles, et qui finissent par s’entrelacer. Cela peut être une idée de lieu, de profession, d’intrigue ou d’ambiance. Là, il y avait cette rue où je ne m’étais jamais rendu. Je ne sais plus vraiment pourquoi elle m’attirait. Ce devait être son nom, le quartier d’Auteuil où elle se trouve, les faits divers assez tragiques qui s’y sont déroulés, peut-être sa banalité même. J’y suis donc allé plusieurs fois, j’y ai passé pas mal de temps. J’ai photographié les immeubles, rencontré des gens qui y avaient habité ou qui la connaissaient, consulté des archives, des plans de l’époque de son percement, cherché l’origine de son nom, les propriétaires des terrains, des choses comme ça. Je ne savais pas du tout ce que j’allais en faire, ni pourquoi, mais il fallait que je m’occupe de cet endroit, peut-être justement parce qu’il est totalement dépourvu de singularité. C’est une rue assez ingrate, sans attrait, qui s’accordait plutôt bien avec le personnage de Fulmard que j’étais en train de construire. Et d’ailleurs, pendant que j’écrivais cette histoire, un autre fait divers dramatique s’est produit dans cette rue, comme si elle les engendrait.
Ces quartiers de Paris d’un autre temps, un peu interlopes, et la tension qui s’en dégage, font penser à ceux décrits par Modiano. En avez-vous conscience ?
• J.E. Pas vraiment, non. Mais je crois de toute façon que les lieux ont une force romanesque ou dramatique aussi importante que celle des personnages ; ils sont eux-mêmes des personnages. En tout cas, les quartiers ou plutôt les détails de Paris que je convoque dans mes livres, ce peut être parce que je les ai trouvés par hasard et qu’ils ont spontanément créé une idée de situation ou, à l’inverse, après toute une recherche parce qu’ils doivent tenir un rôle précis, déjà établi, et dans ces cas-là je procède un peu comme si je faisais un casting géographique, par éliminations successives. Pour cette Vie de Gérard Fulmard, c’est à la fois le fruit du hasard et d’une enquête qui m’a pris beaucoup de temps. Je ne connaissais pas très bien jusque- là cette partie du 16e arrondissement, mais j’avais le sentiment que je pourrais m’en servir, je suis donc allé y chercher des idées.
La géographie occupe une place importante dans vos livres. Vous nous avez fait voyager en Micronésie dans Le Méridien de Greenwich ou encore en Arctique dans Je m’en vais. Ici, à part une incursion dans le Sulawezi, une petite île méconnue de l’archipel indonésien, on ne s’éloigne pas de Paris…
• J. E. Comme l’argument du livre était fondé sur un arrière-plan un peu tragique, l’idée d’unité de lieu était nécessaire, je ne pouvais pas trop m’éloigner de Paris. Le récit se déroule en différents points de la ville qui sont autant de décors permettant de définir les personnages, autant d’éléments pour suivre l’évolution de Fulmard, qui est une espèce d’innocent pris dans des événements dramatiques.
Gérard se retrouve mêlé presque malgré lui à des tractations politiques et des luttes d’influences. C’est la première fois que vous vous intéressez d’aussi près à la politique dans vos livres, et vous en livrez une image pas très glorieuse…
• J.E. Dans la mesure où je tenais à cette forme de petite tragédie, cela supposait d’y intégrer des histoires de passion et de pouvoir. Et qui dit pouvoir dit plus ou moins forcément politique. J’en suis donc venu à imaginer une toute petite formation politique, assez endogame et refermée sur elle-même, qui peut paraître en effet assez cynique et étriquée. Mais alors qu’en général je me documente beaucoup sur les thèmes
que j’utilise, je n’ai fait aucune recherche pour inventer ce petit parti. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il ait son équivalent dans la vie réelle, et je ne crois pas que cela corresponde tellement à ma vision de la politique en général.
Il y a toujours cet humour sous-jacent, cette cocasserie propre à vos personnages, qui est un peu votre marque de fabrique et qui rappelle certains auteurs anglais, comme William Boyd. Cela vous permet-il de prendre de la distance par rapport aux drames que vous racontez ?
• J.E. Il m’est difficile de raconter d’histoire sans prendre toujours un peu de recul. Cela me donne une certaine liberté, mais ces reculs sont à géométrie variable. Je peux, par exemple, donner ou faire semblant de donner mon avis sur ce qui se passe, convoquer celui d’un témoin, me permettre des apartés possibles. Mais c’est un peu comme si je filmais des choses et que je pouvais m’autoriser tous les mouvements de caméra dont j’ai envie. Quant à ces effets de distance, cela remonte peut-être à mes premières lectures, par exemple aux romans de Charles Dickens qui m’ont beaucoup impressionné dans ma jeunesse, notamment Les Grandes Espérances. Même si beaucoup de livres de Dickens sont censés exposer des drames, comme Oliver Twist ou David Copperfield, on trouve chez lui un humour permanent dans sa façon de chosifier les personnages et d’humaniser les objets. Il y a toujours des personnages un peu décalés, y compris dans ses livres les plus tragiques, des effets comiques à l’intérieur même de l’émotion. Ce sont peut-être ces effets de distance ou de drôlerie, ou de dérision, qui m’ont marqué.
Vie de Gérard Fulmard, avec ses multiples rebondissements, est clairement un livre à suspense. Vous avez d’ailleurs exploré beaucoup de genres différents, passant du roman d’aventures ou d’espionnage à des biographies romancées de personnages historiques… À quand un roman d’amour signé Jean Echenoz ?
• J.E. Je crains que ce ne soit pas dans mes projets immédiats. Je pourrais essayer de me lancer dans une histoire d’amour mais je n’aime pas beaucoup décrire les sentiments, les états d’âme, la psychologie en général. Je préfère m’attacher au comportement des personnages, à leur rapport matériel au monde. C’est à partir de cela que l’on peut déduire, si l’on y tient, quelque chose de leur vie intérieure sur laquelle je n’ai jamais très envie de m’épancher. J’aime mieux partir de choses très concrètes et c’est pour cela que la préparation d’un roman suppose d’abord un temps de recherche, de collecte d’informations qui m’importe beaucoup, même sur des points de détail. Cette période de documentation peut être un peu vertigineuse parce qu’on découvre et qu’on apprend des choses qui parfois vous éloignent du projet initial, cela pourrait aussi ne pas s’arrêter, il faut savoir y mettre un terme. Il y a toujours cette espèce de double mouvement qui est d’un côté la recherche de sources de tout ordre, aussi bien bibliographique que pictural ou cinématographique, sonore, etc., qui alimentent votre histoire en même temps que, de l’autre côté, vous la construisez.
Vous évoquiez précédemment le point de départ de vos romans, qui s’élaborent à partir de deux ou trois idées qui vous viennent en même temps. Est-ce systématiquement le cas ?
• J.E. Oui, la plupart du temps. Je peux partir d’une image, d’une activité, ou tout simplement d’une trame. Pour Vie de Gérard Fulmard, j’avais donc cette idée de calquer le récit sur le modèle d’une tragédie classique en la pervertissant un peu, puis celle de ce personnage plus ou moins ingénu qu’est Gérard Fulmard, puis enfin, comme je vous l’ai dit, cette petite artère sise dans un coin du 16e arrondissement. Je n’avais pas de plan très contraignant, mais je savais à peu près ce qui allait se passer. Il me serait difficile de commencer quelque chose sans avoir une direction, une sorte de fil assez strict pour maintenir le récit et en même temps assez souple pour me permettre d’improviser au cours de l’histoire, dans le mouvement.
Muni de ces idées-là, comment se passe ensuite le travail d’écriture ? Est-ce un plaisir, une discipline ?
• J.E. Je suppose que c’est un plaisir, évidemment, sinon je n’y passerais pas ma vie même si c’est quelquefois difficile. Et, pour autant que je sache, tous les travaux sont difficiles.
Les lieux ont une force romanesque aussi importante que celle des personnages
En tout cas, je ne le vois pas comme une discipline. Cela peut en avoir l’air dans la mesure où je travaille assez régulièrement, tous les matins, mais ce n’est pas une activité que je m’impose, disons que c’est elle qui s’impose et ça ne pourrait pas se passer autrement.
Votre écriture a une mécanique très particulière, à la fois ciselée et circulaire. Existe-t-il un « style Jean Echenoz » ? Comment le définiriez-vous ?
• J.E. Je suis le dernier à pouvoir parler d’un style qui me serait propre. Disons que j’essaie de mettre au point une forme efficace. Je suis sans doute préoccupé par l’enchaînement des phrases, par leur économie, leur rythme et leur son, leur capacité de déclencher des images ou des atmosphères. Et même si j’ai toujours envie d’innover d’un livre à l’autre, d’aller chercher de nouveaux secteurs aussi bien géographiques que, disons, formels, je sais bien qu’on n’échappe pas à sa façon d’écrire. J’ai beau essayer de voyager le plus possible dans la succession des romans, je reste en même temps dans mon territoire. Que je le veuille ou non.
Vos livres sont souvent écrits comme des scénarios. On a notamment pu le constater en découvrant le plan assez impressionnant du roman Cherokee lors d’une exposition à la BPI qui vous était consacrée en 2017. Procédez-vous toujours de la même manière ?
• J.E. Non, je ne travaille plus comme ça depuis longtemps. Je faisais cela au début, pour mes deux ou trois premiers livres, pour m’y retrouver avec un système de fiches. J’attribuais une couleur à chaque lieu, à chaque personnage, puis quand j’étalais toutes mes fiches je vérifiais si ça s’équilibrait, s’il y avait trop de rouge, pas assez de vert, etc. Mais je n’en ai plus besoin.
Vous avez reçu le prix Marguerite Yourcenar en 2018 pour l’ensemble de votre oeuvre, tout comme Pierre Michon dont on peut dire que vous partagez le même univers, avec aussi Pierre Bergounioux, ou encore Christian Bobin. Avez-vous le sentiment d’appartenir à cette famille d’auteurs ?
• J. E. Je ne suis pas sûr qu’il existe des « familles d’auteurs », j’ai plutôt le sentiment d’une sorte de constellation de projets singuliers entre lesquels peuvent s’établir des passerelles, mais je suis un peu rétif à l’idée de groupe. Cela dit, j’ai beaucoup lu Pierre Michon, qui est un ami proche et dont j’admire évidemment le travail. Mais je vois bien que nous faisons des choses très différentes, même si nos « territoires » d’écriture ne sont pas toujours si éloignés.
À quand remonte votre envie d’écrire ? Avez- vous toujours voulu devenir romancier ?
• J.E. Je crois bien que cela remonte à l’enfance. Cela m’a toujours paru être la seule chose à faire. Cette envie doit venir de mon amour immodéré de la lecture, que j’ai développé très tôt, et sans doute aussi d’une manière d’héritage puisque j’ai grandi dans une famille de lecteurs. Il y avait beaucoup de livres à la maison, j’ai dû vouloir très vite écrire à mon tour. Une envie de raconter des histoires, de mettre au point des petits systèmes avec des phrases, d’étudier le rapport entre elles, de les organiser, créer des personnages et mettre en scène des lieux. Puis a dû venir l’idée d’être lu, de n’écrire pas seulement pour soi mais pour un lecteur éventuel, qui est une espèce de double imaginaire de soi. Je crois que j’aimais aussi, et que j’aime toujours, l’acte physique de l’écriture, tracer des mots comme on trace un dessin.
Qu’est-ce qui vous a poussé à envoyer votre premier manuscrit ?
• J.E. C’est surtout ce qui m’a poussé à écrire mon premier roman qui m’intrigue quand j’y repense. Finalement assez tard, à une trentaine d’années, j’ai dû prendre cette décision que je différais depuis très longtemps en écrivant toute sorte de textes pas du tout faits pour être publiés, comme des pages d’écriture sans destinataire. C’était un peu n’importe quoi, ces textes : des tentatives, des exercices que je devais accomplir sans avoir conscience que ç’en était.
Puis est venu le moment de s’y mettre, de rompre avec la procrastination. Je m’y suis mis. Envoyer le manuscrit faisait partie de ce mouvement.
Vous êtes resté fidèle aux Éditions de Minuit depuis la publication de votre premier roman, en 1979. Quel rapport entretenez- vous avec l’éditeur ? Intervient- il beaucoup sur vos manuscrits ?
• J.E. L’éditeur est un interlocuteur. Comme il est en général mon premier lecteur, il est d’une certaine manière le premier écran sur lequel le film est projeté, en même temps que le premier spectateur dans la salle. La plupart du temps, il me semble que nos échanges portent moins sur le livre lui-même, quand il le reçoit, que sur des points de détail, très précieux dans la mise au point du manuscrit. Avant ce moment-là, nous pouvons discuter de tout autre chose. Quand je suis sur un projet, je ne parle pas de ce que je fais.
Votre second manuscrit a pourtant été refusé par le directeur historique de Minuit, Jérôme Lindon, décédé en 2001 et auquel vous avez d’ailleurs consacré un livre. Cela ne vous a-t-il pas découragé à poursuivre ?
• J.E. Jérôme Lindon intervenait très peu dans mon travail. Il acceptait le livre tel qu’il était. Il pouvait émettre des suggestions, mais ce n’était jamais sous forme d’exigences et il en va de même avec Irène Lindon, sa fille. Quant à ce manuscrit refusé, je pense qu’il avait eu tout à fait raison. J’étais sans doute tombé dans l’un des pièges classiques du deuxième livre : en produire un pour être publié plutôt que pour l’avoir écrit. Le refus de Lindon m’avait plutôt fait reconsidérer les choses. C’était donc utile, et pas spécialement décourageant.
Vous avez reçu de nombreux prix, dont les plus prestigieux. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ? Ces distinctions vous ont-elles permis d’être reconnu en tant qu’écrivain ?
• J.E. Je trouve toujours cette dénomination d’« écrivain » un peu drapée, un peu statuaire. Je ne l’utilise jamais quand on me demande ce que je fais, il me semble que ce sont plutôt les autres qui peuvent vous définir ainsi. Je préfère le terme de romancier qui est plus concret, plus technique d’une certaine manière. Quant aux prix, c’est évidemment une reconnaissance très plaisante, mais je ne crois pas qu’ils aient changé grand-chose pour moi. Sauf sur le plan matériel : le prix Goncourt m’a beaucoup simplifié la vie dans un moment où j’étais parfaitement fauché.
D’autant qu’il est de plus en plus difficile de vivre de sa plume…
• J.E. C’est une chance étonnante, j’en suis tout à fait conscient.
Et c’est une chance pour nous de vous lire. Après Zàtopek et Ravel, à quand un nouveau roman sur un personnage historique ?
• J.E. Alors il faudrait savoir ce que vous voulez : un personnage historique ou un roman d’amour ?