Nos amis imaginaires
Pour notre plus grand plaisir, Alberto Manguel nous entraîne dans un voyage littéraire détonant avec des compagnons de route, redoutés ou aimés. Mais qui ne sont pas restés sans influence.
HHHHI
MONSTRES FABULEUX. DRACULA, ALICE, SUPERMAN ET AUTRES AMIS LITTÉRAIRES (FABULOUS MONSTERS)
PAR ALBERTO MANGUEL,
TRADUIT DE L’ANGLAIS (CANADA)
PAR CHRISTINE LE BOEUF, 290 P., ACTES SUD, 22 €. EN LIBRAIRIES LE 11 MARS.
Notre vie et notre quotidien sont une affaire de filiation littéraire. Bien au- delà des considérations biologiques ou juridiques, nous sommes en effet aussi le fruit d’individus de fiction qui, plus ou moins directement, nous façonnent, nous donnent des repères sociaux ou moraux à transposer. Ce pouvoir de la fiction, l’Argentino-Canadien Alberto Manguel le formalise aujourd’hui dans un formidable recueil de portraits de personnages célèbres de la littérature, Monstres fabuleux.
Des monstres, au sens strict, trouvent place au menu. Prenons le cas de la créature de Frankenstein, « assemblage de morceaux d’un si grand nombre d’hommes », qui se révèle « notre miroir, un reflet de ce dont nous ne désirons pas ou n’osons pas nous souvenir ».
Quasimodo, lui, nous rappelle que chacun a sa part de laideur physique et que la beauté intérieure, demandant des efforts, se montre bien plus difficile à percevoir. À ce titre, la malédiction de la Belle au bois dormant est plus pernicieuse qu’elle n’en a l’air : si son sommeil arrête le temps, il lui permet de conserver toute sa grâce, qu’elle perdrait soudain avec l’irruption d’un prince, la condamnant à subir le joug du Temps destructeur…
Poursuite et perte de nos rêves
Une quarantaine de noms bien connus des bibliophiles (ou cinéphiles) sont ainsi finement analysés par l’auteur, qui s’offre au passage quelques digressions sur la place essentielle du cou dans Dracula, sur la métaphore de la politique suisse dans le comportement du grand-père de Heidi, ou sur le fait que
Le Petit Chaperon rouge soit réduit, dans son nom, à son seul vêtement. On aura ici une tendresse toute particulière pour le mal- aimé Charles Bovary, quidam « sans imagination » et homme sincèrement aimant, à jamais inconsolable. Les pages consacrées à l’Alice de Lewis Carroll s’avèrent également remarquables, illustrant parfaitement « la poursuite et la perte de nos rêves » et « ce cauchemar qu’est l’incertitude de sa propre identité ». Au fond, qui est-on ? Enfant, Manguel s’est reconnu en Superman. « Non pas, bien sûr, en raison de ses super-pouvoirs, mais à cause de sa solitude forcée et de son impression d’être exclu. » De quoi nous rappeler que nous sommes tous des super-héros. Qui sont des gens comme les autres.