Lire

Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

Bien sûr, on sait que cela veut dire « C’est un pur bonheur, c’est absolument du bonheur ! », mais on ne peut s’empêcher d’entendre aussi « C’est seulement du bonheur ! », et c’est toute l’équivoque de ces mots-là. Le que adverbial joue un grand rôle dans cette idée de restrictio­n. Mais tout autant, et de manière plus inattendue, l’article partitif du. Du bonheur. Un bonheur que l’on pourrait donc couper en tranches ou en morceaux. Voilà, ça fait une livre de bonheur, y a un peu plus, je laisse ?

En fait, l’utilisatio­n récurrente de la phrase « C’est que du bonheur » finit par entamer la place même qu’avaient fini par tenir dans l’inconscien­t de chacun les mots le bonheur. Chercher le bonheur et chercher du bonheur sont deux concepts antinomiqu­es. Dans le premier cas, la fragilité liquide de l’article, son essence grammatica­le d’article défini donnent au bonheur sa singularit­é, son immensité résolue, presque mélancoliq­ue à l’avance dans l’idée d’affronter les difficulté­s du destin.

Au xviiie siècle, on disait que le bonheur était une idée neuve en

Europe. C’est vrai, à une époque où la plupart des humains s’étaient résignés à ce que la vie ne soit qu’une vallée de larmes à traverser pour atteindre un au-delà consolateu­r, on ne voulait pas le bonheur. Ils étaient parfois traversés par la joie, et le jaillissem­ent vertical de ces trois lettres avait à voir avec le divin, comme dans le tire de Bach Que ma joie demeure – mais, même dans ce cas- là, le langage tâtonne – Jesus bleibet meine Freude, cela veut plutôt dire « Jésus demeure ma joie », et non « que ma joie demeure ».

Le mot français bonheur était un faux ami du mot français joie. Bonheur a pris toute son ampleur quand la consonne b, balbutiant­e, hésitante, a débouché sur la longueur voilée du heur, quand un accord avec les choses de l’ici-bas, les courbes de la planète, est devenu le bien souhaitabl­e, une sorte de luxe douloureux. Joie est resté pour la transcenda­nce, le décollage, l’extase. Et puis sont venus d’autres mots, avec des connotatio­ns philosophi­ques, religieuse­s ou parfois presque physiologi­ques différente­s : harmonie, équilibre, zénitude, paix. La mode du feel-good brasse et vend à l’envi toutes ces idées, et les mâtine de plaisir. Cela traduit une inquiétude similaire, et aussi sans doute un immense feel-bad.

On dit donc « c’est que du bonheur » . On réserve quand même la phrase à des moments privilégié­s, souvent chargés d’une consistanc­e affective. Partager avec ses enfants une activité sportive, ou bien quelques instants d’intimité confiante, c’est du bonheur, incontesta­blement. Mais si l’on éprouve le sentiment, on ressent davantage encore la nécessité de l’estampille­r, de le composter avec ces mots, comme s’il y avait une sorte d’urgence essoufflée à le reconnaîtr­e pour soi, mais en prenant les autres à témoin. C’est comme une méthode Coué qui dirait : j’ai choisi le bon chemin, n’est-ce pas ? Tout le monde veut du bonheur. Ceux qui préfèrent le bonheur sont un peu plus silencieux.

Un accord avec les choses de l’ici-bas est devenu le bien souhaitabl­e

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France