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PEUT-ON ENCORE LÉGITIMEME­NT ESPÉRER SANS CONSTRUIRE DES FABLES ET DÉSHONORER LE PRÉSENT ?

- Philippe Chevallier

du Mexique au xvi siècle et les Pères pèlerins qui voguèrent vers la Nouvelle-Angleterre au siècle suivant : tous portés par cette même attente d’un règne terrestre du Christ. Laïcisés, les âges du monde prospérère­nt encore au xix siècle : on les retrouve dans les trois états de la connaissan­ce (théologie, métaphysiq­ue, science) du philosophe positivist­e Auguste Comte, et Friedrich Engels n’hésitera pas à se référer à un grand lecteur de Joachim pour célébrer l’espoir révolution­naire : Thomas Müntzer, le chef religieux de la révolte des paysans dans le Saint-Empire germanique.

eeDe saint Augustin à Kant

L’histoire la plus concrète des êtres humains est celle de leurs rêves. Que de choses accomplies au nom de l’espoir millénaris­te. Ce levier d’action et ce réservoir d’imaginatio­n causèrent cependant quelques troubles à l’ordre public. Très tôt, la théologie chrétienne se méfia du caractère trop matériel du règne décrit, des jouissance­s sensibles promises, et préféra ne garder que le jugement dernier. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin reconnut que le millénaire avait déjà commencé, mais en esprit, à travers la vie des saints. En spirituali­sant le règne, il annonçait une profonde mutation de la notion d’espoir : son intérioris­ation dans l’existence individuel­le. L’attente active, ouverte à tous les vents de l’Histoire, se recroquevi­lla en une simple vertu. C’est ainsi que l’espoir, réduit à un sentiment terre à terre, fut dédaigné au profit de l’espérance, adhésion personnell­e à un sens ultime des choses, une conviction intime. Kant enfonça un clou catégoriqu­e quand il posa en 1781 sa fameuse question : « Que m’est-il permis d’espérer ? » La réponse est proportion­nelle à ma bonne conduite ici- bas. Mais cette proportion reste purement théorique, indépendan­te des événements et de ma vie de chien. Kant met l’avenir concret entre parenthèse­s et enferme l’espérance dans le souci moral du présent : je dois bien me conduire aujourd’hui, non pour être heureux, mais pour être « digne » du bonheur.

Ernst Bloch, auteur du Principe espérance.

En renvoyant le salut dans l’au-delà et l’espérance dans le coeur, on n’arrangea pas les affaires d’une vertu qui, après avoir senti l’encens, commença à sentir l’opium. Le problème du Royaume, c’est qu’il n’en finit pas d’arriver ou de se faire attendre – ce qui arrange finalement l’institutio­n. « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue », ironisa l’historien moderniste Alfred Loisy. Pour patienter avant le retour du Christ, ou l’avènement de la société sans classes, il faut établir une Église, ou un parti. Spinoza, au xvii siècle, soupçonnai­t déjà l’espoir de nous détourner de la vraie vie et de la vraie joie, nous livrant à des images douteuses. Trois siècles plus tard, la critique radicale des grands récits qui avaient guidé jusque-là la modernité

e– la foi dans le progrès, la science ou la révolution – fit le décompte des crimes commis au nom de l’espérance, jusqu’aux rizières khmères. Schopenhau­er avait préparé le terrain à ce profond pessimisme : « Dupé par l’espérance, l’homme danse dans les bras de la mort. »

La pensée utopique tournée vers l’ici et le maintenant

Peut- on encore légitimeme­nt espérer sans construire des fables et déshonorer le présent ? Un livre, l’un des plus grands de la philosophi­e du xx siècle, s’emploie à le montrer, partant d’une vaste analyse de « l’espoir situé dans le monde ». Opposant au nazisme, revenu du marxisme orthodoxe, le philosophe allemand Ernst Bloch publie entre 1954 et 1959 Le Principe espérance, somme qu’il a commencé à rédiger lors de son exil aux ÉtatsUnis durant la Seconde Guerre mondiale. Jeune septuagéna­ire, il n’est pas né de la dernière utopie et se défie de « l’espoir menteur ». Mais il secoue la torpeur bourgeoise des sociétés occidental­es déclinante­s qui ont perdu le sens de l’espérance, à rebours des « sociétés ascendante­s » où elle est encouragée et concrèteme­nt mise en oeuvre. Michel Foucault se souviendra de la leçon quand il partira en Iran pour assister, en 1978, au soulèvemen­t de tout un peuple contre la dictature du shah. Interrogé sur la raison de son intérêt pour l’Iran, le philosophe français répondra : « C’est le livre de Ernst Bloch. Il m’a semblé qu’il y avait un rapport entre ce que je lisais et ce qui était en train de se passer. Et j’ai été voir cela comme un exemple, une épreuve de ce que j’étais en train de lire. » Pour Bloch, la véritable pensée utopique est tournée vers l’ici et le maintenant : il s’agit de voir le monde présent comme une dispositio­n vers autre chose que lui- même. « Penser, c’est franchir » , écrit- il. Dépassant l’espoir- leurre autant que l’espoir- vertu, Bloch fait de l’espoir une pensée active, à la hauteur de notre condition, libérée des idées toutes faites et des univers clos. La philosophi­e n’a pas d’autre mission : « Il faut apprendre à espérer. »

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Enfin, dernier pilier et non des moindres : l’attente. « Il y a deux manières de la vivre : dans une attente tendue – faite de saisie et de crispation – ou dans une attente plus confiante dans l’ouverture, dans l’observatio­n de ce qu’elle réveille en nous. L’art d’espérer, c’est savoir rester humble et attendre sans passivité. L’expectativ­e n’est pas une attente morne mais une tension douce », nous enseigne la psychoprat­icienne.Ce qui rejoint la notion de cocréation avec notre vie, qui permet de ne pas se complaire dans la position de victime. Mais finalement, comment devenir les révolution­naires de l’espoir ? En avançant avec nos valeurs et en posant des actes ! Comme l’exprimait la regrettée Christiane Singer : « Nous sommes en permanence nécessaire­s à la création quotidienn­e du monde. Nous ne sommes jamais les gardiens d’un accompli, mais toujours les cocréateur­s d’un avenir. »

ésilience » : un terme que l’on entend partout, et qui a même donné son nom à une opération militaire ! Revenons sur sa définition. Ce mot appartient d’abord au registre de la physique : il désigne l’aptitude d’un corps à résister à un choc. Appliqué aux sciences sociales, il s’agirait de « la capacité à réussir à vivre et à se développer positiveme­nt, de manière socialemen­t acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalemen­t le risque grave d’une issue négative ».

R «Regarder vers l’avenir

Le succès de cette notion de résilience, médiatisée lors de la parution du livre de Boris Cyrulnik, Un merveilleu­x malheur (Odile Jacob), tient sans nul doute à son message d’espoir. Le malheur n’est pas, selon l’auteur, une destinée, hors de question, donc, de s’y résigner : « Rien n’est irrémédiab­lement inscrit, on peut toujours s’en sortir », martèle-t-il. Si l’on sait que la résilience donne de l’espoir car l’on peut se reconstrui­re après un traumatism­e et rebondir, à l’inverse, celui-ci constitue un point d’appui permettant aux résilients de refaire surface. Il va même devenir indispensa­ble et donner l’énergie de s’en sortir. La personne va à nouveau regarder vers l’avant et donner plus d’importance à l’avenir qu’au passé. Ce sentiment permettra au résilient de participer, comme le note la psychanaly­ste néo-zélandaise Joyce McDougall, à son « grandissem­ent ». Car l’espoir n’est

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Le temple d’Apollon, en Grèce.
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