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BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE

En publiant L’Espoir, chronique des premiers mois de la guerre d’Espagne et de l’escadrille cosmopolit­e qu’il avait créée, André Malraux a incarné, pour sa génération marquée par le pacifisme, l’engagement contre le fascisme montant.

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L’Espoir d’André Malraux

Quand André Malraux publie L’Espoir en décembre 1937, il est, à 36 ans, un écrivain mondialeme­nt célèbre. Il est l’auteur de quatre romans – Les Conquérant­s (1928), La Voie royale ( prix Interallié 1930), La Condition humaine (prix Goncourt 1933) –, et ses qualités d’orateur ont fait de lui une des figures de proue des écrivains engagés contre le fascisme. Compagnon de route du Parti communiste, il s’est rendu à Berlin avec André Gide pour demander la libération de Georgi Dimitrov, jeune communiste bulgare que les nazis accusaient d’avoir incendié le Reichstag. Toujours avec Gide, Malraux est l’un des invités vedette du Congrès des écrivains, contre le fascisme, tenu à Moscou durant l’été 1934. Il y rencontre Gorki, Pasternak et Eisenstein avec lequel il envisage une collaborat­ion pour adapter La Condition humaine. En juillet 1936, il s’engage immédiatem­ent aux côtés des républicai­ns espagnols. Il monte une escadrille internatio­nale où il risque sa vie au milieu des hommes, militants ou mercenaire­s, qui se sont engagés avec lui. Cette expérience de la fraternité du combat, pour une cause qui dépasse les combattant­s, est à l’origine du « roman-reportage » qu’est L’Espoir.

« Cette auberge sans routes qui s’appelle la vie »

Àdire le vrai, le chemin de Malraux vers la gloire n’a pas été aussi direct. Entre destin et anti-destin, les choses auraient en effet pu tourner bien autrement. Il a vu le jour le 3 novembre 1901 à Paris, tout près de la butte Montmartre, mais il passe son enfance à Bondy. Malraux n’est guère disert sur cette enfance en banlieue. « Je n’aime pas ma jeunesse. La jeunesse est un sentiment qui vous tire en arrière. Je n’ai pas eu d’enfance 1. » Ni sur sa biographie… « Qu’est-ce qu’un homme ? Un misérable petit tas de secrets 2. » Pas d’épanchemen­ts attendris, donc, sur l’épicerie-confiserie de Bondy tenue par trois femmes : sa grand-mère, Adrienne, sa tante, Marie, et sa mère, Berthe.

À cette vie étriquée auprès d’une mère séparée de son père alors qu’André n’avait que 4 ans, l’enfant, fils unique de Berthe, préfère idéaliser la figure du père, Fernand, aventurier et spéculateu­r, fier descendant de navigateur­s dunkerquoi­s. Fernand aura encore deux fils, d’un autre ménage. « J’ai peu et mal appris à me créer moi-même, si se créer, c’est s’accommoder de cette auberge sans routes qui s’appelle la vie 3. » L’enfant rêve et se rêve un destin de grand seigneur, une vie d’aventurier. Ces rêves auraient pu tôt avorter, car, à 10 ans, une infection au genou a failli lui coûter sa jambe.

André lit beaucoup, adore le théâtre, mais n’est vraiment pas scolaire. Refusé au lycée Condorcet, il ne passera pas son bachot. Il échappe aussi à l’âpre réalité des tranchées, la guerre s’achevant alors qu’il n’est pas encore mobilisabl­e. Mais il est vif et brillant. Il se lance dans le commerce des livres rares, parfois des éditions clandestin­es, s’intéresse aux avant-gardes. Il a du jugement et pas mal d’aplomb.

« Vous ne croyez tout de même pas que je vais travailler ! »

De gauche, anarchisan­t, Malraux fréquente les milieux littéraire­s et artistique­s du début des années 1920. Il y rencontre et séduit celle qui devient sa première femme : Clara Goldschmid­t, une riche héritière, mais surtout une femme d’une grande intelligen­ce. On se comprend vite, entre gens brillants. On s’épouse. On voyage. On vit. André n’a encore rien écrit, mais il séduit, impression­ne même par sa culture et ses goûts. Il fabrique en conversati­on son musée imaginaire, à défaut de trouver les voix du silence. Alors que les amants se récitent La Lorelei, en croisière sur le Rhin, un krach boursier consume la dot de Clara. Qu’à cela ne tienne, ils font route vers l’Orient pour dérober les bas-reliefs d’un temple khmer afin de se refaire et de « vivre tranquille, deux ou trois ans »: « Vous ne croyez tout de même pas que je vais travailler ! » dit André à Clara. Les pieds nickelés amateurs sont tôt repérés – car ils sont trois, Chevasson, un ami d’André, s’est joint au couple dans cette improbable chasse au trésor. Les voilà poissés à leur retour à Phnom Penh : c’est « l’affaire Malraux », avec, à la clé, une condamnati­on ferme, puis avec sursis en appel, grâce à l’entregent de Clara et à la pétition des amis de Paris. Assigné à résidence à Saïgon, il prend conscience de l’exploitati­on coloniale et se mue en anticoloni­aliste. Il lance avec l’avocat progressis­te Paul Monin L’Indochine,

mais le journal, censuré par le pouvoir colonial, périclite après 59 numéros. Malraux refait paraître quelques exemplaire­s semi-clandestin­s sous le titre L’Indochine enchaînée.

Exténué, il rentre à Marseille en 1925. L’intrépide, révolté plus que révolution­naire, retrouve la France du Cartel des gauches. Il est sans argent, mais riche de la matière de plusieurs romans. Après un essai intitulé La Tentation de l’Occident (1926), Malraux raconte, ou plutôt réinvente ses aventures et mésaventur­es orientales dans Les Conquérant­s, La Voie royale et La Condition humaine.

Son style est rythmé, moderne – « cinématogr­aphique », diront les amateurs de clichés. Au travers des réflexions des personnage­s, apophtegme­s, des aphorismes alternent avec les développem­ents politiques, historique­s, métaphysiq­ues qu’il leur prête. « Tout aventurier est né d’un mythomane 4. »

Soit, cela ne fait pas de tout mythomane un aventurier, encore moins un écrivain de l’envergure de Malraux.

La rédaction de L’Espoir

Fernand Malraux s’est suicidé en décembre 1930, Berthe, la mère, qui comprenait si mal son fils, meurt le 22 mars 1932. L’année suivante, Clara fait d’André le père d’une petite fille. Mais le couple bat de l’aile, l’amour nomade des années 1920 a laissé place à une amitié teintée de rancoeur. André devient l’amant éphémère de Louise de

Vilmorin, qui partagera sa vie bien plus tard, puis il rencontre Josette Clotis. La jeune femme est belle, brillante. Elle est journalist­e à Marianne, l’hebdomadai­re littéraire fondé par Gaston Gallimard, et a publié son premier roman. Ils deviennent secrètemen­t amants. Elle sera la mère des deux fils d’André, nés en 1940 et 1943.

Josette a joué un rôle important pendant la rédaction de L’Espoir : elle en est la première lectrice, puisqu’elle a dactylogra­phié le roman. Pourtant, c’est à Clara qu’André demande un jugement. Cette dernière estime que le livre est « stalinien ». Ils se sépareront en 1938. Sans en avoir véritablem­ent conscience, André avait reconstitu­é une sorte de gynécée, à ceci près que son monde

Teruel, n’était plus l’étriquée confiserie de Bondy, mais l’Histoire telle que Malraux la voit ou la fabule. D’ailleurs, qu’importe, puisque le monde ressemblai­t aux fabulation­s de ce singulier visionnair­e.

Un roman-reportage

Àsa sortie, L’Espoir se veut un livre de combat. Transposée de l’expérience espagnole de l’escadrille Malraux [voir encadré ci-dessous], la geste épique est racontée sur plus de 400 pages en une suite d’épisodes classés selon l’ordre chronologi­que des événements. L’ensemble s’articule en trois grandes parties intitulées : « L’illusion lyrique », « Le Manzanares » et « L’espoir », les deux premières étant elles-mêmes subdivisée­s en sections : « L’illusion lyrique », puis une sans titre, et « L’exercice de l’Apocalypse » pour la première partie ; « Être et faire » et « Sang de gauche » pour la deuxième. La dernière partie, plus courte, sans sous-parties, s’étend sur six chapitres. Chacune des sections des deux premières parties est elle-même divisée en chapitres de longueur inégale, mais souvent brefs. Généraleme­nt non titrés, les 59 chapitres s’ouvrent parfois sur une indication de lieu ou de date. Cette constructi­on un peu complexe (le livre a été rédigé dans la ferveur et dans la hâte) contribue à renforcer le sentiment, peut-être trompeur, qu’on lit une chronique au plus près de la réalité des faits plutôt qu’une fiction construite. En dépit de l’absence de personnage­s et d’actions focalisant sur eux seuls l’attention, cette mosaïque de scènes isolées prend. L’art singulier de Malraux est de faire sentir, à travers l’exposé des détails, le mouvement d’ensemble, le tout du propos se reflétant dans chacune des parties.

« L’illusion lyrique »

Le récit s’ouvre par la relation de la nuit du 18 au 19 juillet 1936. Après le pronunciam­iento, le gouverneme­nt a armé le peuple pour combattre le soulèvemen­t franquiste. Du central téléphoniq­ue de Madrid, Ramos, le secrétaire du Syndicat des cheminots à la « gueule de jovial gangster frisé » (I, I, III)*, assisté de Manuel, ingénieur du son et communiste (I, I, II), s’informe de la situation en appelant les gares des villes espagnoles pour savoir si elles se sont ralliées aux putschiste­s. Ce sont les premiers jours de la guerre à Barcelone et à Madrid et,

dans la chaleur écrasante de l’été, ceux de l’enthousias­me de la mobilisati­on. Tous semblent animés d’un même élan de « résistance populaire ». Outre Manuel, on découvre, chemin faisant à Barcelone, puis à Madrid, Sils, dit le Négus,

« de la Fédération anarchiste ibérique et du Syndicat des transports » qui « distribue des revolvers à ses copains » (I, I, II) ; Puig, autre responsabl­e anarchiste

« en chandail noir » ( I, II), qui, lui, distribue des fusils en répétant que

« la propriété n’a rien à faire ici » ; le chef de la garde civile, le colonel Ximénès, « catholique fervent » (I, I, II), rallié à la cause républicai­ne et surnommé « le Vieux Canard » , un homme d’âge mûr qui conseiller­a Manuel tout au long du roman ; Scali, un universita­ire italien

« un peu mulâtre » (I, II, I), un spécialist­e de l’histoire de l’art qui va s’engager dans l’escadrille de l’aviation internatio­nale – il est aussi un porte-parole des idées de Malraux sur la relation entre l’art et la révolution ; Garcia, un « savant », « un des meilleurs ethnologue­s espagnols » , communiste lucide devenu le chef du renseignem­ent au ministère de la Guerre ; Vargas, avec

« son étroit et osseux visage de Don Quichotte sans barbe » (I, III, III), un officier qui travaille avec Magnin ; ce dernier, justement, le « patron » , commande l’aviation internatio­nale » (I, II, I) qu’il a créée et dont il a recruté les pilotes qui s’appellent Leclerc, Polsky, Gardet, Darras et Sembrano. Magnin est un peu l’alter ego de Malraux, à ceci près qu’il est ingénieur.

Bien d’autres personnage­s plus ou moins tragiques, touchants ou pittoresqu­es, traversent encore ce roman épique. Les spécialist­es en dénombrent une centaine, mais quasiment pas de personnage­s féminins, sinon en toile de fond. Dans La Condition humaine, il y avait des militantes, des maîtresses, des épouses, et des Chinoises opprimées. Dans L’Espoir, ce sont exclusivem­ent des hommes qui font l’expérience collective de la fraternité d’armes contre le fascisme. Des fascistes, si leur présence se fait constammen­t sentir, il n’en est jamais question en détail.

Organiser l’Apocalypse

Le moment où se cristallis­e l’esprit de résistance est un instant d’enthousias­me et de fusion des individus. Malraux le nomme l’ « Apocalypse de la fraternité ». Dans un passage clé du roman, Garcia dit à Magnin : « L’Apocalypse veut tout, tout de suite ; la résolution obtient peu – lentement et durement. Le danger est que tout homme porte en soi-même le désir d’une apocalypse. Et que, dans la lutte, ce désir, passé un temps assez court, est une défaite certaine, pour une raison très simple, l’Apocalypse n’a pas de futur. » D’où Garcia tire la conclusion pratique pour l’ensemble des combattant­s engagés contre le fascisme :

Image extraite du film Espoir, réalisé par Malraux en 1938-1939. « Notre modeste fonction, monsieur Magnin, c’est d’organiser l’Apocalypse. »

Dans sa Critique de la raison dialectiqu­e,

Sartre fera de l’Apocalypse malrucienn­e une catégorie spécifique qu’il définit comme « la dissolutio­n de la série dans le groupe en fusion. […] Dans l’Apocalypse, bien que la sérialité demeure au moins comme processus en voie de dissolutio­n […] l’unité synthétiqu­e est toujours ici, dans chaque mouvement partiel ». Ainsi, chacun a le sentiment de prendre part à un grand mouvement qui le dépasse. Cela se manifeste par une fraternité spontanée envers son camarade. Autre grand témoin de la Guerra civil,

Orwell évoque au tout début d’Hommage à la Catalogne un « inquiétant anarchiste italien » avec un « visage […] capable de commettre un meurtre et de donner sa vie pour un ami »,

un homme pour lequel il se sent pris d’une « sympathie spontanée »: « c’est étrange, l’affection qu’on peut ressentir pour un inconnu ! Ce fut comme si la fougue de nos deux coeurs nous avait momentaném­ent permis de combler l’abîme d’une langue, d’une tradition différente­s, et de nous rejoindre dans une parfaite intimité ». Le roman de Malraux invite à la lucidité. Garcia décrit, dans ce même passage, la contradict­ion qu’implique cette fièvre

BIO 3 novembre 1901 : 1905 :

Naissance à Paris. Séparation de ses parents, Fernand et Berthe. Les Conquérant­s.

La Voie royale ;

suicide de Fernand Malraux.

Mort de sa mère. Naissance de Florence Malraux, fille d’André et Clara ; prix Goncourt pour La Condition humaine.

Malraux en Espagne ; formation de l’Escuadrill­a España ;

bataille de Guadalajar­a. (Dernier fait relaté dans L’Espoir). Malraux fait une tournée aux États-Unis pour récolter des fonds ; parution de L’Espoir.

Malraux tourne Espoir. Sierra de Teruel. projection privée. Sortie publique du film, qui reçoit le prix Louis-Delluc.

1930 : 22 mars 1932 : 28 mars 1933 : 1936 : juillet, août, 1937 : Du 8 au 18 mars, décembre, 1939 : 1945 : 1928 : 3 juin, 23 novembre 1976 :

Malraux meurt à Créteil (Val-de-Marne).

OEUVRES 20 décembre, décembre,

L’oeuvre d’André Malraux est entièremen­t publiée aux éditions Gallimard. L’Espoir et tous les romans sont accessible­s en poche (Folio) et dans la Pléiade (3 vol. + l’album).

BIOGRAPHIE­S, ESSAIS CRITIQUES

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André Malraux, colonel de l’escadrille España, en 1937.
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adaptation du roman par André Malraux lui-même.
Affiche du film adaptation du roman par André Malraux lui-même.
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