LITTÉRATURE FRANÇAISE
Cette année, Boris Vian aurait eu 100 ans. Comme cadeau d’anniversaire à ses nombreux fans, il offre un polar très sombre dans la veine Vernon Sullivan – l’un de ses pseudonymes –, découvert dans un tiroir et achevé avec talent par ses admirateurs de l’Ou
On n’échappera jamais à sa présence si vivante. Boris Vian* a 100 ans puisqu’il est avéré qu’il ne s’est pas écroulé raide mort, le matin du 23 juin 1959 au Marbeuf, au début de la projection de J’irai cracher sur vos tombes. Le trompettiste-scénariste-écrivain-chansonnier s’est contenté de s’absenter ailleurs, là où, c’est bien connu, Les morts ont tous la même peau. Ce polygraphe multirécidiviste n’a pas dit son dernier mot. Il revient nous faire signe d’outre-tombe avec un polar bien saignant dans la lignée des Vernon Sullivan. Précisons : à partir des quatre premiers chapitres conservés par sa veuve Ursula Vian-Kübler, six membres de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) – Marcel Bénabou, Eduardo Berti, Jacques Jouet, Hervé Le Tellier, Clémentine Mélois et Olivier Salon – ont poursuivi et achevé le travail à la manière d’un cadavre exquis.
Pastiche de l’Amérique des fifties
Bien que se sachant malade du coeur, Boris Vian n’arrêtait pas d’écrire, ceci l’ayant en partie entraîné vers une disparition prématurée. Dans ses tiroirs, parmi d’innombrables textes plus ou moins achevés, plus ou moins inédits, figuraient dans une chemise les quatre premiers chapitres d’un roman.
Rappel des faits : le 15 décembre 1950, Vian a l’idée d’un « roman série noire ». Il trouve « le sujet tellement bon » qu’il avoue en être « étonné et légèrement admiratif ».
Après avoir rédigé le synopsis et quatre chapitres, cet homme pressé abandonne le projet, attitude fréquente chez ce cerveau en perpétuelle ébullition que le crucial manque d’argent contraint à courir plusieurs lièvres à la fois. Quatre chapitres, c’est peu, mais au regard de leur bonne tenue, il n’est pas étonnant que des plumes respectueuses et admiratives aient décidé de poursuivre jusqu’à son dénouement cette histoire américaine de femmes trucidées. Bref résumé de l’intrigue : décembre 1950, Frank Bolton, un jeune colonel de l’US Army, rentre de la guerre de Corée, amputé d’une main. À peine installé chez les siens, ses ex se font méchamment trucider façon Dahlia noir par un même assassin. Qui en veut au héros ? Et si c’était lui, après tout, le coupable ? Pour laver l’affront et enrayer la machine infernale risquant de supprimer les ultimes survivantes (car notre colonel est un tombeur), celui-ci appelle en renfort l’inénarrable Narcissus, son copain détective, pour traquer le tueur… Chacun des six membres de l’Oulipo, sous la férule de Marcel Bénabou, le « secrétaire provisoirement définitif », a joué sa partition dans la veine sullivanesque avec cette contrainte : pasticher l’atmosphère américaine de série noire purement fifties en écrivant de manière à ce que le texte semble une traduction. Vannes musclées, second degré à tiroirs, p’tites pépées, jazz à papa pour tourne- disques, scotch on the rocks, rien ne manque à la panoplie parfaite d’une certaine mythologie américaine sauce Mad Men, emportée par les sixties chevelues. Les chapitres rajoutés sont bons mais inévitablement de qualité inégale, certains contributeurs semblant moins à l’aise avec le style à adopter. Des phrases ne sonnent pas toujours comme du Vian inspiré. Mais qu’importe : le « groupe des six » suit dans l’ensemble la ligne Sullivan.
On y croit. Et les rebondissements de chapitre en chapitre, appuyés par le fait que chacun ignore ce que l’autre écrit, rendent l’ensemble aussi délectable qu’un vieux James Hadley Chase. Le dénouement de l’intrigue est amusant, quoique peut-être prévisible, la personnalité de l’un des protagonistes nous mettant vite la puce à l’oreille. Peu importe, de là où il est, Boris Vian apprécie sûrement le résultat et n’ira certainement pas cracher sur cette résurrection. * À noter aussi : Boris Vian. Correspondances 1932-1959, Fayard. À paraître.