RÉTRO-LISEUR
À l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur controversé, Lire consacre un large dossier à celui qui fut tour à tour connu comme poète, emblème du PCF ou amoureux fou d’Elsa Triolet. En introduction, l’écrivain François Taillandier, auteur d’une biographie d’Aragon, prend la défense de cette figure des lettres aussi admirée que détestée.
F «aut-il sortir Aragon du purgatoire ? L’intérêt de cette question réside moins dans la réponse qu’on lui donne que dans le fait même qu’on la pose. Après tout, elle ne va pas de soi. L’essentiel de l’oeuvre de Louis Aragon est disponible dans les collections de poche et entre maintenant dans la Pléiade tandis que Le Paysan de Paris, Le Roman inachevé, Les Yeux d’Elsa ont été ou sont inscrits aux programmes des examens et concours. Sa maison de Saint-Arnoult-en-Yvelines est ouverte au public et transformée en fondation culturelle. L’université, le CNRS lui consacrent des publications érudites. Il y a pour un écrivain de pires façons d’être relégué dans l’oubli. Et cependant la question existe.
[…] “Socialement j’aurai toujours tort, et tout me retombera toujours dessus”, écrit Aragon en 1924 à son amie Denise Lévy, la future Mme Naville. On peut voir une prophétie dans cette conviction énoncée à 27 ans par le jeune poète. J’incline à y déceler, plus mystérieusement, un programme, que l’auteur du Traité du style allait appliquer sans faillir, fournissant pour se faire battre tous les bâtons possibles. Aragon fut détesté ou moqué successivement par les surréalistes, parce qu’il abjura le surréalisme. Par les trotskistes, puis les soixante-huitards, au titre de canaille stalinienne. Par la droite et la gauche, parce que (nullement distinct en cela du Parti communiste dans sa quasi-totalité) il ne se résigna à marquer ses distances avec le système soviétique que lorsqu’il lui fut devenu impossible de faire autrement.
[…] C’est beaucoup pour un seul homme. Et voilà, je pense, ce qui rend Aragon “insupportable”, suivant le mot de Mauriac. Il ressurgit, l’oeil bleu, la phrase éblouissante et la mauvaise foi tranquillement impudente, à tous les carrefours et à toutes les fenêtres du siècle. Et on aura beau faire, il reste l’auteur de La Grande Gaîté, du Musée Grévin, des Voyageurs de l’impériale, d’Henri Matisse, roman. […] Aragon est un génial emmerdeur. Cela se paie. Au reste, on n’intitule pas un livre La Mise à mort si l’on n’est pas très conscient d’être le taureau. »