ÉRIC LIBIOT
Dans les poches
En cette période de confinement, à force de repasser mes chemises devant la bibliothèque, il me vient l’idée d’y remettre de l’ordre à défaut de lire tous ces livres qui s’y côtoient – ce à quoi je m’emploierai un autre jour, c’est promis. Et d’abord, se plonger dans ce merveilleux livre de Georges Perec Penser/Classer (Points), qui explore un certain nombre de rangements possibles aussi pertinents que roboratifs. Et ensuite, se désespérer car Perec incite finalement chacun à se débrouiller. Me voilà avec un tas d’ouvrages par terre, dont je ne sais toujours pas s’il faut les classer par nom d’auteur, par titre, à plat ou sur la tranche de gâteau, par année de publication ou par couleur de couverture. Une première étape paraît pourtant évidente : classer les dictionnaires à la lettre D. « D » comme « délice », « découverte », « déambulation » ou « dada ». Les dictionnaires sont des lieux enchantés et toujours aimables : ici, le Dictionnaire des trucs, pour les magiciens, plus loin, les Dictionnaire du jazz, de Paris, de l’argot ou des Auteurs de la Série noire, sans oublier le Gradus (10/18), le plus beau, le plus gourmand, qui aligne les procédés littéraires.
En voilà un qui vient rejoindre l’étagère : le Dictionnaire amoureux de la langue française de Jean-Loup Chiflet. L’homme est un passionné du mot, qui a connu le succès avec Sky my Husband ! Ciel mon mari ! Il s’acharne depuis à démontrer que, pour maîtriser une langue, il faut savoir s’en amuser, et applaudir ses explorateurs qui ne cessent de la fouetter ou de la caresser dans le sens du poli et de l’impoli. La belle idée de cette collection, le « Dictionnaire amoureux », est de permettre aux auteurs de faire de leur sujet une oeuvre personnelle. Chiflet s’intéresse ainsi aux hors-la-loi et aux francs-tireurs – inconnus (Louis-Sébastien Mercier, amoureux de néologismes) ou connus (Mallarmé, Desnos, Oulipo…) – et se fait savant ou jongleur selon les cas.
Un voyage passionnant. Et en voilà un autre, particulièrement charnu, le Dictionnaire du renseignement, dirigé par Hugues Moutouh et Jérôme Poirot, deux pointures au C.V. fourni, bien que, dans ce type de milieu qui préfère les bords, on ne sache jamais vraiment ce qui est vrai ou faux. En tout cas, l’ouvrage est une preuve de la singularité des dictionnaires : en lieu et place d’un ouvrage historique sur le thème – à la lecture sans doute pénible et réservée aux seuls amateurs –, ce picorage permet de passer, selon l’heure du jour et le menu du dîner, d’un article consacré à l’opération Fortitude (l’infox sur le débarquement allié) à un autre traitant de Kubark (un manuel destiné aux agents de la CIA), et à quelques pages plus denses sur la Russie ou la DGSE. Ce voyage aussi est passionnant, et nécessite de prendre son temps. Comme pour tous les dictionnaires.
Ce livre-là ira à la lettre G : dans Gaspard de la nuit, Élisabeth de Fontenay donne corps et âme à son frère, « différent des autres. » Un court texte, érudit et beau, émouvant et raisonné, dans lequel la philosophe, à force de réflexions, de références et de souvenirs, dessine une existence refermée sur elle-même. Son frère ne s’appelle pas Gaspard mais Gilbert-Jean, comme elle l’avoue en dernière page : « Et si je tiens finalement à laisser une trace de ton prénom, c’est qu’après que nous aurons l’un et l’autre disparu, sans descendance, nos noms et prénoms survivront un temps dans le clair-obscur des bibliothèques qui sont les seuls tombeaux d’où il arrive parfois qu’un lecteur vous fasse revenir. »
Je peux évidemment me « bélouser » à conseiller ces livres, mais il n’est pas question d’ « amignoter », comme le dirait Louis-Sébastien Mercier.
HHHHI DICTIONNAIRE AMOUREUX DE LA LANGUE FRANÇAISE PAR JEAN-LOUP CHIFLET, 1744 P., PLON/L’ABEILLE, 13 €
HHHII DICTIONNAIRE DU RENSEIGNEMENT SOUS LA DIRECTION DE HUGUES MOUTOUH ET JÉRÔME POIROT, 1424 P., PERRIN/ TEMPUS, 17 €
HHHII GASPARD DE LA NUIT PAR ÉLISABETH DE FONTENAY, 144 P., FOLIO, 6,90 €