SYLVAIN TESSON
Par les livres et par les champs
a réclusion est une tentation humaine vieille comme les grottes. Les déçus du « vivre ensemble » , un jour, s’essaient au « rester seul » . Les Pères de l’Église appellent « mort au monde » ce choix du désert. Le thème passionna Jacques Lacarrière qui consacra à l’anachorétisme troglodytique (l’érémitisme cavernicole, en termes plus simple) un livre paradoxalement réjouissant : Les Hommes ivres de Dieu (Fayard). On y croise des ermites chrétiens perchés dans les cavernes du iv siècle. À moitié fous et très barbus, ils mangent des lézards, boivent dans les flaques et se rapprochent du Royaume. Quand la peste globale de mars 2020 s’abattit sur l’Europe, les pouvoirs publics choisirent de ne pas laisser procéder la loi darwinienne, armée de sa faux. Ils placèrent les populations en quarantaine. Notre réclusion était moins doloriste et moins brûlante que celle des renonçants de Lacarrière. En outre, elle n’était pas choisie. Comme le mariage, la retraite perd de sa saveur lorsqu’elle est imposée. Chacun dut trouver la juste voie entre l’impératif collectif et les élans individuels. La lecture y aida. Elle offre de s’évader par la fenêtre qui demeure ouverte lorsque les ponts-levis de la cité se relèvent : l’imaginaire.
Deux livres – un roman onirique et un récit d’exploration – éclairent ce gouffre entre la récollection choisie et la quarantaine imposée. Sur les Falaises de Marbre d’Ernst Jünger raconte, dans une langue belle comme une vipère, l’effondrement d’un monde où règne la douceur d’un très vieil ordre. Deux frères, retirés au sommet des falaises, s’adonnent à l’étude. Leur réclusion est belle comme un amour voulu. Ils étudient les insectes, les étoiles, la minéralogie, blasons cosmiques. Ils vivent selon l’antique solfège : étude, conversation, contemplation. « On reconnaît les grandes époques à ceci, que la puissance de l’esprit y est visible et
LeHHHHI SUR LES FALAISES DE MARBRE PAR
ERNST JÜNGER, 196 P., GALLIMARD/ L’IMAGINAIRE, 8,90 € son action partout présente. » Un jour, le monde s’écroule. Le « Grand Forestier », incarnation du matérialisme technicien, incendie la campagne virgilienne. « Il n’est personne à qui le déclin de l’ordre ne soit funeste.» Le monde flambe, les frères s’exilent. Jünger n’aimait pas que l’on tienne son roman de 1939 pour une fable politique contre le national-socialisme. En 2020, on peut encore y voir un texte à clef, cette fois destiné à notre propre gâchis : « Pareille à l’épidémie qui trouve un terrain encore intact, la haine s’y déchaîna puissamment. » L’Odyssée de l’Endurance raconte une quarantaine imposée. En 1914, à bord de l’Endurance, Sir Ernest Shackleton emmène son équipage aborder l’Antarctique dans l’objectif de traverser le continent. Les glaces disloquent le bateau. Les hommes se replient sur la banquise puis gagnent une île où vingt-deux marins resteront quatre mois et demi dans un abri pendant que « le patron » cherchera du secours en Géorgie du Sud, à bord d’un canot. C’est l’une des aventures les plus rocambolesques du xx siècle. L’héroïsme est quotidien, le courage permanent. Et Shackleton raconte ce concentré de vertus antiques avec un flegmatisme d’indicateur de chemin de fer. Sur l’île, les vingt-deux naufragés patientent. C’est du confinement brutal ! Nous sommes loin de l’esthétisme des aristocrates jüngeriens. On ne boit pas de vins rares en récitant des épigrammes. Les hommes mangent du phoque et se distraient à la lueur d’une bougie de graisse de manchot avec les pages d’une Encyclopédie. Finalement, ils sont secourus. Et regagnent l’Europe pour venir s’effondrer dans les tranchées de la Grande Guerre. Puissent ces lectures de glace et de marbre nous aider à supporter nos misères. Finalement, se dira-t-on, ce n’est pas la première fois que l’homme se distingue dans sa faculté de courir à sa perte, de tenir l’équilibre au bord de son propre abîme, puis de survivre à ses errements.
eHHHHI L’ODYSSÉE DE L’« ENDURANCE »
PAR SIR ERNEST SHACKLETON,
352 P., PHÉBUS / LIBRETTO, 10 €