LES LIVRES À LA RADIO ET À LA TÉLÉ
Rien à faire : trente ans après sa disparition, Apostrophes fait toujours figure de paradis perdu. Comment, en 2020, promouvoir efficacement le livre à la télévision et à la radio ? À l’heure où la rentrée littéraire bat son plein et où réseaux sociaux et
Mercredi 2 septembre, 20 h 50 : c’est la rentrée des classes pour La Grande Librairie. Faut-il appeler une ambulance ? Personne ne porte de masque. Que les médecins se rassurent : le public est resté dehors et, autour de François Busnel, les quatre invités respectent les distances de sécurité. Comme chaque année depuis 2008, la mascotte Amélie Nothomb ouvre le bal. À ses côtés, une jeune romancière à la mode (Julia Kerninon) et les deux gros transferts de cet automne (Muriel Barbery, passée de Gallimard à Actes Sud, et Franck Bouysse, récupéré par Albin Michel après son Grand Prix des lectrices Elle).
Bref, un plateau bien calibré. C’est que le téléspectateur est difficile à amadouer. En douze saisons, La Grande Librairie a vu son audience osciller entre 400 000 et 700 000 personnes, là où, à son apogée en 1983, Apostrophes réunissait devant le poste jusqu’à 5 millions de fidèles. Dans Le Monde, fin août, François Busnel parlait de « miracle » pour qualifier le succès de son émission.
Il n’empêche que la télévision n’est pas Lourdes et que les faits sont têtus : dix fois moins de gens allument leur écran pour voir des écrivains. Question d’époque plus que de personnes? Rappelons que même Bernard Pivot n’avait pas pu empêcher la fonte des glaces – dans sa période Bouillon de culture (1991-2001), il était passé sous la barre du million de téléspectateurs. Que penser de tout ça ? François Busnel n’ayant visiblement pas le temps de répondre à nos questions – malgré bien des tentatives –, on appelle une autre légende capillaire et littéraire du PAF : « Allô ? Oui, c’est bien moi, Patrick Poivre d’Arvor. Je ne vous dirai pas le contraire: sur toutes les chaînes, l’espace consacré aux livres se réduit. De 1988 à 2008, avec Ex-Libris puis Vol de nuit, j’ai animé pendant vingt ans une émission littéraire sur TF1. Aujourd’hui, elles ont disparu. Il n’y en a plus non plus sur Antenne 2 – enfin, je veux dire, sur France 2 [rires] !» Le mythique Monsieur JT (se) reprend : « Et avec Vive les livres !, sur CNews, j’anime encore la seule émission littéraire sur les chaînes d’info – il n’y en a pas sur LCI ou BFMTV. » Que fait la concurrence ?
DE BONNES ONDES
Ne soyons pas défaitistes : on voit encore des écrivains à la télévision, et certaines séquences brèves arrivent à être prescriptrices – surtout la chronique d’Olivia de Lamberterie dans Télématin, qui peut faciliter le démarrage de certains livres, comme elle l’avait fait pour Chanson douce de Leïla Slimani en pleine période des recherches de nounous. Sur France 5, Claire Chazal anime la quotidienne Passage des arts, où elle reçoit souvent des gens de lettres : « C’est une émission culturelle où j’invite des plasticiens, des architectes, des réalisateurs, des acteurs, mais j’essaie d’avoir un auteur par semaine, tout en respectant les exclusivités de La Grande Librairie – François Busnel a la priorité. Joël Dicker, Jean-Christophe Rufin ou Sylvain Tesson sont venus dernièrement, j’espère avoir Emmanuel Carrère dans quelques jours. Pour les écrivains moins connus, j’ai mon émission Soyons Claire
sur France Info, où j’interviewe des intellectuels, des philosophes, des historiens… »
La radio permet-elle plus facilement le grand écart que la télévision ? Dans
Boomerang, sur France Inter, Augustin Trapenard accueille aussi bien Pascal Quignard que Christian Signol et, dans la nouvelle émission de France Culture,
La Salle des machines, Mathias Énard mêle Marie-Hélène Lafon et Jean Rolin, Alain Mabanckou et Dany Héricourt. Le Monsieur livres de RTL, Bernard Lehut, partage cette ouverture d’esprit, pas notre pessimisme :
« La place faite aux livres se réduit moins à la radio qu’à la télévision. Chez RTL, nos deux rendez-vous littéraires, Laissez-vous tenter et Les livres ont la parole, existent depuis vingt ans pour le premier et bien plus pour le second. Mes trois mots d’ordre sont éclectisme, accessibilité et qualité. Il m’est difficile d’évaluer précisément le pouvoir de prescription de mes émissions, mais quand 1,6 million de personnes sont à l’écoute chaque matin [Laissez-vous tenter] et près de 1 million le dimanche [Les livres ont la parole], on ose espérer susciter l’intérêt de quelques-uns. Et si j’en crois les retours des éditeurs et des libraires, il y a un effet. Il est visible chaque année, bien sûr, pour le roman récompensé par le Grand Prix RTL-Lire. Il l’a été également pour des livres d’auteurs débutants comme
Laetitia Colombani avec La Tresse. Elle avait donné sa première interview radio à RTL, le début de ce qui allait devenir un véritable phénomène de librairie. »
ZONES DE RÉSISTANCE
Il n’y a pas que les auteurs vivants qui aient les honneurs de la radio : les morts aussi y ont leur mot à dire – et ce, même si les animateurs ne sont pas des médiums capables de parler avec les défunts. Avec la très pointue Compagnie des oeuvres sur France Culture, qui s’intéresse aux classiques, Matthieu Garrigou-Lagrange fait-il acte de résistance ? « Résistance, non : j’ai l’impression que le patrimoine littéraire
continue d’intéresser assez largement le public. C’est même bien souvent du patrimoine – je veux dire, de leur catalogue – que les éditeurs vivent. En revanche, la manière dont nous traitons les sujets, par l’analyse littéraire ou l’analyse des oeuvres, là est notre zone de résistance ! Je crois en effet qu’il y a peu de place donnée aux émissions qui n’interrogent pas les écrivains, mais leurs exégètes. À cela, je tiens beaucoup, car c’est une autre façon, plus rare, de faire aimer les oeuvres. »
Notons que l’essor du podcast permet à ce genre d’émission de s’inscrire dans le temps long, en constituant un fonds d’archives. Grâce à Garrigou-Lagrange, dont le programme a été réécouté 660 000 fois en juillet dernier, des maudits d’hier ont droit à la réhabilitation. Qu’en est-il des têtes brûlées d’aujourd’hui ? Difficile pour elles de se faire une place dans le PAF – la dernière émission qui invite encore des marginaux de tout poil, comme Tom Connan en cette rentrée, est sans doute Interdit d’interdire de Frédéric Taddeï sur la sulfureuse chaîne RT France. La promotion un peu lisse a-t-elle triomphé des foires d’empoigne que l’on pouvait savourer jadis chez Michel Polac ou Jean-Edern Hallier ? Éric Naulleau, dont Ça balance à Paris a été déprogrammé l’an dernier, ne nous dira pas le contraire: « Paradoxalement, si la critique et le débat vif, parfois violent ou même excessif, caractérisent par exemple la politique, l’une comme l’autre trouvent beaucoup plus difficilement à s’exprimer dans le domaine culturel, lequel n’est pas divisé entre majorité et opposition, mais uni par des intérêts communs pas toujours affichés, ou plus simplement par des solidarités de tous ordres : amicales, intellectuelles… J’ai pu l’éprouver et le vérifier personnellement : il est quelques arrondissements parisiens où le franctireur rase les murs et ne s’assoit pas dos à la porte de son café favori… Quant à Ça balance à Paris, je garde l’espoir que cette émission culte revienne un jour à l’écran. Si les dirigeants de Paris Première lisent cet article… » On le leur enverra.
INDÉTRÔNABLE PIVOT
Reste la seule question qui vaille de l’or: tout ceci, une fois satisfait le devoir culturel des chaînes et caressé l’ego des auteurs invités, fait-il vraiment vendre des livres ? « On me demande cela vingt fois par an, sourit Pierre Coutelle, responsable des sciences humaines et des savoirs dans la plus grande librairie indépendante de France, Mollat (Bordeaux), et chaque fois cela finit par une larme d’émotion versée sur le cercueil d’Apostrophes. » L’épitaphe est claire : non, personne n’a retrouvé le pouvoir prescripteur de Bernard Pivot. Annie Ernaux s’en souvenait récemment sur France Culture: « En 1984, à l’annonce de mon invitation à Apostrophes, j’ai éprouvé immédiatement une grande paix : mon livre allait exister totalement. »
« Il y a plusieurs raisons à cela, explique Olivier Bessard-Banquy, universitaire et auteur de L’Industrie des lettres. D’abord, la personnalité de Pivot, passeur populaire à la souriante impertinence que personne n’a jamais égalé. Ensuite, la multiplication des chaînes et le détournement de l’auteur vers autre chose que la littérature. La télévision consacre un écrivain, généralement déjà connu, le graal étant le journal de 20 heures, réservé à des stars comme Houellebecq. La radio, c’est autre chose : il y a beaucoup de temps, un véritable échange, un cadre plus favorable à l’auteur. France Inter, France Culture ou RFI offrent la possibilité de toucher des gens qui ne sont pas là par hasard. Mais
le jeu est souvent promotionnel et sans surprise. La critique en est très absente, sauf au Masque et la Plume, La Dispute venant de s’arrêter… »
Premier maillon de la chaîne promotionnelle, les attachés de presse ne peuvent que constater cette évolution, comme nous l’explique France Thibault, patronne de l’agence Comideo : « On ne peut pas se passer de l’audiovisuel pour la promotion d’un livre. Mais les émissions littéraires, si elles restent incontournables, ne sont plus seules. Un grand nombre de talk-shows de divertissement ou sociétaux invitent des auteurs. Ce décloisonnement et la multiplication des chaînes nous obligent à changer nos stratégies. Pour toucher le plus grand nombre, il faut désormais multiplier la présence d’un auteur sur ces différents médias et bien choisir les cibles, en se disant qu’une antenne avec moins d’audimat peut être plus porteuse pour un public intéressé – des chroniques qui parlent de livres et des émissions politiques ou sociétales. » Chez Grasset, Élodie Deglaire essaie d’harmoniser les écarts : « Pour lancer Le Consentement de Vanessa Springora, nous avons envisagé une émission littéraire, La Grande Librairie, et une émission plus sociétale, Quotidien de Yann Barthès, sur TMC, avec un public sensible et concerné, capable de rebondir sur des thèmes d’actualité à partir d’un livre. Tout se jauge à l’aune du livre et de l’auteur. Un écrivain très littéraire ne générera pas tout à fait les mêmes émissions.