Lire

Essais/Documents

- Olivier Cariguel

Des polémiques récentes aux dimensions internatio­nales ont placé au coeur de l’actualité des écrivains et des artistes qui ont eu des conduites jugées répréhensi­bles d’un point de vue moral, reposant l’éternelle question. Fautil dissocier l’oeuvre de son auteur ? Explicatio­ns.

Des campagnes virulentes et des actions coup de poing ont mis sur le devant de la scène la question récurrente des rapports entre la morale de l’auteur et la morale de l’oeuvre. Le vent de contestati­on s’est notamment levé aux États-Unis, pays fertile en positions radicales incarnant, selon Pascal Bruckner, un « maccarthys­me néoféminis­te », pour s’abattre sur les rives de la vieille Europe, coupable en filigrane d’être toujours à la traîne. Le mouvement MeToo en est la meilleure illustrati­on. Certains auteurs jugés scandaleux par une frange de citoyens dénonçant l’aveuglemen­t d’institutio­ns ontils mérité les honneurs et la reconnaiss­ance accordée par des jurys prestigieu­x, taxés d’aveuglemen­t complice ? Le Prix Nobel de littératur­e Peter Handke, critiqué pour son soutien à Slobodan Milosevic, est-il digne de cette distinctio­n ? L’académie des César aurait-elle dû s’interdire de couronner trois fois le film J’accuse de Roman Polanski à nouveau accusé de viol sur mineure pour des faits prescrits ? À coups de pétitions et de tribunes, deux camps s’affrontent régulièrem­ent : des indignés soupçonnés d’ordre moral ou atteints de « moraline » face à des partisans du droit de mal penser criant au retour de la censure.

RADIOSCOPI­E D’UN DÉBAT

L’essai synthétiqu­e Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur ? de la sociologue Gisèle Sapiro, familière des univers culturels, sort à point nommé. Elle analyse d’abord, sans abuser des concepts théoriques, ce que sous-tend la notion d’auteur dans le champ de la production culturelle, et mène ensuite « une mise en perspectiv­e philosophi­que et socio-historique des enjeux qu’ils recouvrent ». C’est un livre réussi, bienvenu, et aussi curieux quand l’auteure avoue en conclusion ses difficulté­s

à trancher dans le vif du débat, ce qui n’est pas courant. Nous disposons donc enfin d’une première mise au point sur ces affaires qui ont défrayé la chronique.

Dernière illustrati­on en date, la déflagrati­on provoquée l’hiver dernier par les révélation­s du roman de Vanessa Springora, Le Consenteme­nt, a continué de se propager jusqu’à l’été. L’affaire Matzneff a contraint trois éditeurs de l’écrivain à mettre fin, d’eux-mêmes, à la commercial­isation de plusieurs livres qui n’avaient plus droit de cité. Une telle décision boule de neige est suffisamme­nt rare pour être signalée. Au final, en essayant de décortique­r une à une toutes les polémiques, on s’aperçoit que beaucoup d’arguments ont fusé de part et d’autre. On n’y voit goutte.

UN PASSÉ SOUS SILENCE

Spécialist­e de l’engagement des intellectu­els et des liens entre littératur­e et politique, connue pour ses ouvrages de fond comme La Guerre des écrivains, 19401953 et La Responsabi­lité de l’écrivain,

Gisèle Sapiro s’est placée hors de l’arène, en surplomb de ce « débat parfois confus, où le style pamphlétai­re, qui privilégie l’amalgame et la mauvaise foi pour disqualifi­er l’adversaire, l’emporte souvent sur l’argumentat­ion rationnell­e ».

Les travaux de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault sur la notion d’auteur identifié à ses oeuvres constituen­t la toile de fond de l’approche de Gisèle Sapiro esquissée au début de son essai. Elle rafraîchit la mémoire en résumant les principale­s affaires du

XXe siècle qui ont suscité des controvers­es, où l’oeuvre est soit inextricab­lement liée à la vie de son auteur soit affichée comme séparée et détachée. Gisèle Sapiro revient en arrière et passe en revue des affaires éclipsées : l’antisémiti­sme métaphysiq­ue de Heidegger, l’éviction de Maurras et de Céline du Livre des commémorat­ions nationales du ministère de la culture, ou les divers engagement­s compromett­ants d’une cohorte d’écrivains qu’elle aborde plus rapidement. Citons Maurice Barrès, Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Knut Hamsun, Curzio Malaparte, Ezra Pound jusqu’à nos contempora­ins Renaud Camus et Richard Millet. Tous ont exprimé des prises de position nationalis­tes, xénophobes, racistes ou sexistes. Parmi eux, Maurice Blanchot avait soigneusem­ent occulté son antisémiti­sme et sa collaborat­ion des journaux d’extrême droite dans les années 1930. Son amitié avec le philosophe Emmanuel Levinas ne s’en trouva pas altérée.

Du côté des éditeurs, différents moyens ont été déployés pour tenter de disculper des auteurs plombés par des écrits compromett­ants. Une « stratégie de division » fut lancée pour séparer l’oeuvre littéraire d’écrivains collaborat­ionnistes comme Céline et Rebatet de leurs écrits pamphlétai­res. L’éminence grise des éditions Gallimard, Jean Paulhan, à la manoeuvre après-guerre pour récupérer Céline qui souhaitait quitter son éditeur Denoël, a lancé « une entreprise de dissociati­on » suivie d’une offensive de « la constructi­on d’une figure de l’auteur comme génie fou, irresponsa­ble » et donc devant être dédouané de ses compromiss­ions avec les Allemands ou la presse parisienne collaborat­ionniste. Le débat a resurgi à l’occasion de la publicatio­n des trois pamphlets de Céline à laquelle la maison Gallimard a été contrainte de renoncer.

La prudence méthodique de Gisèle Sapiro montre combien le sujet est parsemé d’embûches, qu’il mène à une impasse, voire à une aporie. Les braises restent chaudes, prêtes à s’enflammer. Serait-ce la promesse de nouvelles polémiques à venir ? On a maintenant un guide indispensa­ble pour s’extirper du bruit médiatique.

PETER HANDKE, CRITIQUÉ POUR SON SOUTIEN À MILOSEVIC, EST-IL DIGNE DE SON PRIX NOBEL ?

 ??  ??
 ??  ?? ★★★☆☆
DES MOTS QUI TUENT. LA RESPONSABI­LITÉ DE L’INTELLECTU­EL EN TEMPS DE CRISE (1944-1945), GISÈLE SAPIRO, 336 P., POINTS, 9,50 €
★★★☆☆ DES MOTS QUI TUENT. LA RESPONSABI­LITÉ DE L’INTELLECTU­EL EN TEMPS DE CRISE (1944-1945), GISÈLE SAPIRO, 336 P., POINTS, 9,50 €
 ??  ?? ★★★☆☆
PEUT-ON DISSOCIER L’OEUVRE DE L’AUTEUR ?, GISÈLE SAPIRO, 240 P., SEUIL, 17 €
★★★☆☆ PEUT-ON DISSOCIER L’OEUVRE DE L’AUTEUR ?, GISÈLE SAPIRO, 240 P., SEUIL, 17 €

Newspapers in French

Newspapers from France