Essais/Documents
Des polémiques récentes aux dimensions internationales ont placé au coeur de l’actualité des écrivains et des artistes qui ont eu des conduites jugées répréhensibles d’un point de vue moral, reposant l’éternelle question. Fautil dissocier l’oeuvre de son auteur ? Explications.
Des campagnes virulentes et des actions coup de poing ont mis sur le devant de la scène la question récurrente des rapports entre la morale de l’auteur et la morale de l’oeuvre. Le vent de contestation s’est notamment levé aux États-Unis, pays fertile en positions radicales incarnant, selon Pascal Bruckner, un « maccarthysme néoféministe », pour s’abattre sur les rives de la vieille Europe, coupable en filigrane d’être toujours à la traîne. Le mouvement MeToo en est la meilleure illustration. Certains auteurs jugés scandaleux par une frange de citoyens dénonçant l’aveuglement d’institutions ontils mérité les honneurs et la reconnaissance accordée par des jurys prestigieux, taxés d’aveuglement complice ? Le Prix Nobel de littérature Peter Handke, critiqué pour son soutien à Slobodan Milosevic, est-il digne de cette distinction ? L’académie des César aurait-elle dû s’interdire de couronner trois fois le film J’accuse de Roman Polanski à nouveau accusé de viol sur mineure pour des faits prescrits ? À coups de pétitions et de tribunes, deux camps s’affrontent régulièrement : des indignés soupçonnés d’ordre moral ou atteints de « moraline » face à des partisans du droit de mal penser criant au retour de la censure.
RADIOSCOPIE D’UN DÉBAT
L’essai synthétique Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur ? de la sociologue Gisèle Sapiro, familière des univers culturels, sort à point nommé. Elle analyse d’abord, sans abuser des concepts théoriques, ce que sous-tend la notion d’auteur dans le champ de la production culturelle, et mène ensuite « une mise en perspective philosophique et socio-historique des enjeux qu’ils recouvrent ». C’est un livre réussi, bienvenu, et aussi curieux quand l’auteure avoue en conclusion ses difficultés
à trancher dans le vif du débat, ce qui n’est pas courant. Nous disposons donc enfin d’une première mise au point sur ces affaires qui ont défrayé la chronique.
Dernière illustration en date, la déflagration provoquée l’hiver dernier par les révélations du roman de Vanessa Springora, Le Consentement, a continué de se propager jusqu’à l’été. L’affaire Matzneff a contraint trois éditeurs de l’écrivain à mettre fin, d’eux-mêmes, à la commercialisation de plusieurs livres qui n’avaient plus droit de cité. Une telle décision boule de neige est suffisamment rare pour être signalée. Au final, en essayant de décortiquer une à une toutes les polémiques, on s’aperçoit que beaucoup d’arguments ont fusé de part et d’autre. On n’y voit goutte.
UN PASSÉ SOUS SILENCE
Spécialiste de l’engagement des intellectuels et des liens entre littérature et politique, connue pour ses ouvrages de fond comme La Guerre des écrivains, 19401953 et La Responsabilité de l’écrivain,
Gisèle Sapiro s’est placée hors de l’arène, en surplomb de ce « débat parfois confus, où le style pamphlétaire, qui privilégie l’amalgame et la mauvaise foi pour disqualifier l’adversaire, l’emporte souvent sur l’argumentation rationnelle ».
Les travaux de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault sur la notion d’auteur identifié à ses oeuvres constituent la toile de fond de l’approche de Gisèle Sapiro esquissée au début de son essai. Elle rafraîchit la mémoire en résumant les principales affaires du
XXe siècle qui ont suscité des controverses, où l’oeuvre est soit inextricablement liée à la vie de son auteur soit affichée comme séparée et détachée. Gisèle Sapiro revient en arrière et passe en revue des affaires éclipsées : l’antisémitisme métaphysique de Heidegger, l’éviction de Maurras et de Céline du Livre des commémorations nationales du ministère de la culture, ou les divers engagements compromettants d’une cohorte d’écrivains qu’elle aborde plus rapidement. Citons Maurice Barrès, Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Knut Hamsun, Curzio Malaparte, Ezra Pound jusqu’à nos contemporains Renaud Camus et Richard Millet. Tous ont exprimé des prises de position nationalistes, xénophobes, racistes ou sexistes. Parmi eux, Maurice Blanchot avait soigneusement occulté son antisémitisme et sa collaboration des journaux d’extrême droite dans les années 1930. Son amitié avec le philosophe Emmanuel Levinas ne s’en trouva pas altérée.
Du côté des éditeurs, différents moyens ont été déployés pour tenter de disculper des auteurs plombés par des écrits compromettants. Une « stratégie de division » fut lancée pour séparer l’oeuvre littéraire d’écrivains collaborationnistes comme Céline et Rebatet de leurs écrits pamphlétaires. L’éminence grise des éditions Gallimard, Jean Paulhan, à la manoeuvre après-guerre pour récupérer Céline qui souhaitait quitter son éditeur Denoël, a lancé « une entreprise de dissociation » suivie d’une offensive de « la construction d’une figure de l’auteur comme génie fou, irresponsable » et donc devant être dédouané de ses compromissions avec les Allemands ou la presse parisienne collaborationniste. Le débat a resurgi à l’occasion de la publication des trois pamphlets de Céline à laquelle la maison Gallimard a été contrainte de renoncer.
La prudence méthodique de Gisèle Sapiro montre combien le sujet est parsemé d’embûches, qu’il mène à une impasse, voire à une aporie. Les braises restent chaudes, prêtes à s’enflammer. Serait-ce la promesse de nouvelles polémiques à venir ? On a maintenant un guide indispensable pour s’extirper du bruit médiatique.
PETER HANDKE, CRITIQUÉ POUR SON SOUTIEN À MILOSEVIC, EST-IL DIGNE DE SON PRIX NOBEL ?