Littérature étrangère
En quatorze nouvelles incisives et subversives, portées par autant d’inadaptés sociaux et d’êtres à la dérive, l’écrivaine américaine ausculte nos modes de vie contemporains et la mélancolie qui en découle.
De quel monde Ottessa Moshfegh débarque-t-elle ? Repérée en 2015 avec Eileen, thriller horrifique aux accents hitchcockiens finaliste du Man Booker Prize, révélée l’an dernier en France par Mon année de repos et de détente, dans lequel une blonde et riche New-Yorkaise décidait d’hiberner à grand renfort de psychotropes jusqu’à son réveil au matin du 11 septembre 2001, l’étoile montante des lettres américaines détonne dans un paysage littéraire peu épargné par le conformisme ambiant. Il faut dire que voir son talent loué par un certain Bret Easton Ellis permet quelques audaces… Parues dans le New Yorker, Granta et The Paris Review, ces nouvelles proposent une plongée toujours plus profonde en Ottessalie, un univers aussi magnétique que rebutant, constellé de marginaux, d’inadaptés et d’êtres à la dérive.
L’ÉPIPHANIE N’AURA PAS LIEU
Mademoiselle Mooney a deux amies : l’une de ses élèves, Angelika, qui visite son petit ami en prison chaque week-end, et Jessica, « une petite juive moche » accro au « cadre moyen sinistre ». À moins que sa « vieille barmaid polonaise » et ses pintes de bière ne représentent la seule compagnie qu’elle apprécie vraiment. Ses élèves ? Des « débiles » dont elle falsifie les copies pour ne pas perdre sa place dans une école catholique qu’elle vomit pourtant. Littéralement. « Ma salle de classe était au rez-de-chaussée, à côté de l’appartement des bonnes soeurs. Le matin, j’allais vomir dans leurs toilettes. » Ainsi s’ouvre la première nouvelle du recueil au titre sobrement ironique, « Élévation », dont l’héroïne voit son destin basculer le jour où son ex-mari lui propose une coquette somme d’argent pour qu’elle cesse de le harceler. Autant le dire tout de suite : l’épiphanie n’aura pas lieu. Comme elle n’aura pas lieu pour
Monsieur Wu, qui, sur le point de conclure avec la jeune femme qui nimbait ses rêves de visions érotiques, la trouvera finalement trop vulgaire pour être déflorée par lui. Ni pour le narrateur d’« Une route sombre et sinueuse », réfugié dans un chalet perdu pour fuir sa femme enceinte et fumer quelques joints : « Ç’a été une erreur, car au bout de quelques minutes j’ai imaginé mon futur fils en train de pleurer devant ma tombe cinquante ans plus tard. »
JEU DE MASSACRE
De la ménagère névrosée au vieillard esseulé, Nostalgie d’un autre monde compose un bestiaire aussi hétéroclite que désabusé, illustré par les vices, les obsessions, les petites et grandes lâchetés de nos congénères humains. Dans ce jeu de massacre, les hommes « mûrs » semblent être les proies favorites, à l’image de Jeb, un sexagénaire atteint de vitiligo, qui trompe son ennui en espionnant sa jeune voisine depuis la fenêtre de sa cave. Le jeu pervers qui s’engage entre eux tournera en sa défaveur – il faut dire que Jeb ne se montre pas très élégant envers la gent féminine : « Tu connais les femmes. Toutes des chats errants. Soit elles te ronronnent sur les genoux, soit elles pissent sur tes chaussures. »
À défaut d’en arriver à une telle extrémité, on rit aux larmes et on jubile intérieurement face aux mésaventures de plus faibles, de moins bien pourvus que soi – c’est humain, après tout. « L’inspiration me vient de l’observation des autres et de moi-même, nous confie Ottessa Moshfegh quand nous la rencontrons. Je n’ai pas de mal à déceler du comique en toute chose. L’humour est sans doute le meilleur trait du genre humain. » Et l’humour noir, la signature de l’écrivaine, que les scènes les plus dérangeantes ne rebutent pas : elle entraîne, dans « Pas un endroit pour les gens bien », un groupe de handicapés mentaux dans un bar à hôtesses ; Mademoiselle Mooney parle ouvertement de sodomie pendant ses cours, et le lecteur de se retrouver face à ce qu’on n’aborde pas d’ordinaire, et lit encore moins.
ÂMES SENSIBLES, S’ABSTENIR
Le rapport des personnages à leur enveloppe corporelle joue un rôle essentiel dans leur manière d’appréhender le monde, et de se sentir rejeté par lui. « Les gens sont pour moi des esprits incarnés, et le corps m’apparaît comme le reflet de la personnalité dont il est le support. Il témoigne de l’histoire d’un individu, de son mode de vie, de ses habitudes, de son héritage. Il en dit beaucoup plus sur son propriétaire que lui-même n’oserait le faire », précise l’écrivaine. Maladie de peau, surcharge pondérale, soucis de digestion, dents gâtées : peu de détails nous sont épargnés, qui déterminent souvent le degré d’inadaptation des personnages au monde qui les malmène. Vieillir, notamment, est un naufrage systématique sous la plume d’Ottessa Moshfegh, qui se défend pourtant de gérontophobie : « La vie peut être merdique à tous les âges. Cela dépend de l’estime que l’on a de soi. » Si l’amour semble avoir déserté les corps, les protagonistes n’ont pas renoncé à le (re)conquérir, à l’image du narrateur d’« Ici, il ne se passe jamais rien », parti tenter sa chance à Hollywood, qui se lie d’amitié avec sa propriétaire, bien plus âgée que lui : « Avec tous les refus que j’essuyais aux castings, ça faisait plaisir de rentrer à la maison et d’être le chouchou de quelqu’un. »
De son trait incisif et subversif, Ottessa Moshfegh confirme son talent d’observatrice de nos modes de vie contemporains, de la solitude et de la mélancolie qui en découlent. Tour à tour tendre et cruelle, sa plume anime une galerie d’êtres auxquels le lecteur aura l’impression de ne pas ressembler et s’identifiera pourtant, comme des doubles exacerbés de ses propres défauts, à l’origine d’un malaise dont il est difficile de se départir une fois la dernière page tournée. Mais qu’on ne lui parle pas d’« avertissement au public ». Aux personnes trop sensibles pour tolérer sa prose, l’écrivaine répond: « Peut-être devriez-vous rester scotché à votre télévision ? »
« L’HUMOUR EST SANS DOUTE LE MEILLEUR TRAIT DU GENRE HUMAIN »