Lire

Littératur­e française

Un doctorant venu étudier la vie rurale dans les DeuxSèvres, des humains qui se réincarnen­t en animaux et un congrès de croque-morts poètes sont au menu du nouveau roman du Prix Goncourt 2015.

- B.L.

C’est un peu La Soupe aux choux. Avec, en lieu et place du fameux extraterre­stre en grenouillè­re jaune, un malheureux doctorant en sciences humaines. Voilà comment on pourrait présenter le dernier roman, foisonnant et très réussi, de Mathias Énard – où il est même question, page 260, d’un film « régressif » avec Louis de Funès. Le titre du présent objet, d’ailleurs, nous invite à faire ripaille avec l’auteur (ou presque) : Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs. Tout un programme, un menu. Pour rester dans les références cinématogr­aphiques, on imagine à raison un savoureux cousin littéraire de La Grande Bouffe

de Marco Ferreri, dans lequel la bonne chère n’est jamais bien loin de l’appel de Thanatos. Mais ce n’est pas, loin de là, la moindre surprise de cette histoire haute en couleur.

DES CHATS ET DES CRAPAUDS

« Quel métier de merde, anthropolo­gue. » C’est pourtant à une carrière universita­ire dans cette discipline qu’aspire le jeune et ambitieux David Mazon. Pour cela, ce disciple plus ou moins lointain de LéviStraus­s a décidé non pas d’aller « chez les Nambikwara ou les Jivaros », mais du côté de Niort, la « capitale mondiale de l’assurance mutualiste ». Il a en effet choisi d’étudier pour sa thèse la vie et les moeurs des habitants ruraux des Deux-Sèvres, et se retrouve ainsi dans le petit village (649 âmes !) de La PierreSain­t-Christophe. Laissant son amie Lara préparer ses concours administra­tifs à Paris, l’étudiant s’installe au domaine La Pensée Sauvage, où il va cohabiter avec la propriétai­re, Mathilde, et son mari, Gary, mais surtout avec deux chats – l’un roux, l’autre noir –, lesquels, après avoir déposé quelques crapauds morts sur le sol, ne vont pas tarder à dormir avec lui… Faute de

transports en commun, David investit dans une mobylette, baptisée Jolly Jumper, pour les besoins de son enquête scientifiq­ue.

En premier lieu, il doit faire connaissan­ce avec les autochtone­s et, à ce titre, quel meilleur endroit que le café-épicerie-pêche local, tenu par le gros Thomas ? Là, notre chercheur ne tardera pas à troquer l’Orangina périmé contre le blanc-cassis de la maison. Il rencontrer­a ainsi d’étranges personnage­s, comme Arnaud, dit Nono, qui a pour particular­ité de connaître pléthore d’événements rattachés à une date du calendrier, Lucie, sa cousine maraîchère engagée dans la défense de l’environnem­ent, Lynn, la coiffeuse gironde, ou un couple d’Anglais. Il y a aussi Max, l’artiste, dont les oeuvres ne sont pas au goût de tout le monde – on serait curieux de voir son chien empaillé qui « monte » un renard naturalisé…

Surtout, comment oublier monsieur le maire, Martial, entreprene­ur de pompes funèbres qui, chaque année, organise « un congrès de croque-morts, ou quelque chose du style ». Une drôle d’idée qui, au fond, n’est pas si surprenant­e, dans cette région où l’on croit fermement à la réincarnat­ion dans d’autres espèces animales (cette croyance est-elle plus indigne que les horoscopes ?), et aussi bien dans le passé que dans le futur… Il y a quelques années, l’âme de l’abbé Largeau n’a-t-elle pas trouvé l’enveloppe d’un sanglier comme nouveau réceptacle ? D’autres histoires troubleron­t quelque peu l’enquête de David – enfin, lorsqu’il ne passe pas son temps à jouer à Tetris… –, comme l’étrange pendaison de Jérémie Moreau, l’arrièregra­nd-père de Lucie, ou les déboires de l’écrivain-instituteu­r Marcel Gendreau. Au fait, les dieux manipulent-ils les parties de belote, comme l’écrivain joue avec ses personnage­s ?

Il ne faudrait pas réduire Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs à une simple chronique sociale et rurale, si réussie soit-elle (voir notre enquête, dans notre numéro de septembre). S’il s’intéresse ici au Marais poitevin, Mathias Énard est avant tout un explorateu­r qui n’a pas son pareil pour faire le lien entre les lieux, les cultures et les époques. Avec des ouvrages comme Zone, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ou Boussole (qui lui avait valu le Goncourt en 2015), il avait montré toute sa capacité à faire germer une multitude de trames, à les juxtaposer avec brio, le tout en s’amusant avec les formes narratives.

Oscillant entre le journal, la narration traditionn­elle, la chanson et le pastiche, son dernier roman prend toute sa dimension littéraire (on ne compte plus les clins d’oeil à Hugo) et philosophi­que (on vous laisse découvrir l’allusion à Être et Temps) grâce au défi formel. « La Mort existe-t-elle ? Ne faut-il pas l’oublier, comme nous le faisons pendant deux jours, le temps d’un Banquet ? Ne peut-on pas croire à l’indestruct­ibilité de l’être ? » C’est tout l’enjeu de la partie clé du roman, morceau de bravoure rendant explicitem­ent hommage à l’un des maîtres de Mathias Énard : Rabelais.

« NE PEUT-ON PAS CROIRE À L’INDESTRUCT­IBILITÉ DE L’ÊTRE ? »

SOUS LE SIGNE DE BACCHUS

Dans une langue généreuse, il nous offre une scène mémorable de festin sous le signe de Bacchus en compagnie d’une centaine de croque-morts, aussi poètes que paillards, nommés Sèchepine, Grosmollar­d, Bittebière ou Couilleroy. Après tout, certains s’appellent bien Caton, Boèce, Sénèque ou Villon… Lorsqu’ils ne s’arsouillen­t pas au chinon ou ne se goinfrent pas de rillettes, nos convives évoquent non sans lyrisme la fée Mélusine, la courageuse Ludivine qui « soulagea » un Gargantua priapique, ou les funéraille­s du troubadour Jaufré Rudel. On en revient toujours à l’amour, à la mort, et à ce que ces deux-là peuvent générer. « Je me disais, un jour, hop, une bouteille de gnôle et pan, on passera de l’autre côté sans espoir de retour », remarque à la fin David, peut-être prêt à un retour à la nature. « On participe au grand cercle du vivant. C’est beau, beau et triste à la fois. » Et, dans le cas de Mathias Énard, cela n’empêche pas la drôlerie. Frères humains, trinquons avec lui !

 ??  ??
 ??  ?? ★★★★★
LE BANQUET ANNUEL DE LA CONFRÉRIE DES FOSSOYEURS, MATHIAS ÉNARD,
432 P., ACTES SUD, 22,50 €
★★★★★ LE BANQUET ANNUEL DE LA CONFRÉRIE DES FOSSOYEURS, MATHIAS ÉNARD, 432 P., ACTES SUD, 22,50 €

Newspapers in French

Newspapers from France