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L’événement : Hélène Cixous

- Par Alexis Brocas Hélène Cixous, chez elle, en 2018.

La romancière, essayiste et dramaturge Hélène Cixous a marqué de son empreinte la production intellectu­elle des xxe et xxie siècles. En cet automne, elle nous gratifie de deux publicatio­ns inédites : un bref récit et un recueil de ses séminaires. On y retrouve ses thèmes de prédilecti­on ainsi que son écriture, si particuliè­re, mêlant érudition, inventivit­é et imaginaire onirique.

Pourquoi Hélène Cixous, 83 ans et de longue date nobélisabl­e, est-elle réputée difficilem­ent lisible ? À cause de son amitié avec Jacques Derrida, le philosophe de la déconstruc­tion, régulièrem­ent accusé de tous les maux dont souffrirai­t la pensée, et dont elle est la lectrice privilégié­e ? Parce que son essai Le Rire de la Méduse a fait d’elle une figure

d’un certain féminisme intellectu­el ? Parce qu’elle a, depuis, beaucoup écrit – plus de trente fictions, plus de quinze essais, une

foison de pièces de théâtre? Parce qu’elle lança les études féminines à la faculté de Vincennes? Ou en raison de sa proximité avec la solaire Ariane Mnouchkine, qui joue régulièrem­ent ses pièces ? Certes, tout cela vous pose une femme – ou plutôt la transforme en statue collection­nant sur sa personne d’intimidant­s signes extérieurs d’intellectu­alité…

« Les présupposé­s sur ma personne ne disent rien de moi, mais beaucoup sur ceux qui les projettent », confiait Hélène Cixous au Magazine littéraire en 2016. À raison.

Il suffit d’ouvrir ses livres pour s’en rendre

compte : la prose d’Hélène Cixous n’est pas intimidant­e ou hermétique. Au contraire, elle est accueillan­te, puisqu’elle héberge à la fois la petite et la grande histoire, le passé, le présent et le rêve, le personnel et le collectif, mots-valises et mots d’ailleurs, et invite le lecteur à y apporter sa petite cuisine imaginaire. Certes, elle demande, pour que

l’on profite de ses richesses, un effort de

concentrat­ion légèrement supérieur à celui que requiert la lecture d’un polar d’été. Mais elle prodigue en retour les mêmes chocs de lecture que lorsque vous ouvrez pour la première fois un texte de Bruno Schulz, et découvrez que les métaphores peuvent soudain prendre vie et que tendre l’oreille peut s’entendre au sens littéral. Chez Cixous, l’écriture s’appuie sur des mots inventés, des phrases décrochées capables de courir sur plusieurs paragraphe­s. Elle s’appuie surtout sur une folle liberté et semble tout pouvoir se permettre.

RUINES MYSTÉRIEUS­ES

Hélène Cixous publie aujourd’hui deux ouvrages. Un bref récit, Ruines bien rangées, et un impression­nant volume rassemblan­t les textes des séminaires qu’elle donna de 2001 à 2004, Lettres de fuite.

Ouvrons le récit et laissons-nous porter par nos impression­s de lecture. Nous voilà donc nous promenant dans les rues d’Osnabrück (Basse-Saxe, Allemagne) en compagnie d’Hélène Cixous, et il y a de la magie dans l’air – celle qui est inscrite dans l’écriture. Elle permet d’évoquer, tout en racontant le présent, les « temps Antisorciè­res » et ces femmes réputées magicienne­s, comme la mère du mathématic­ien Kepler, que l’on jetait volontiers à l’eau pour tester leur degré de satanisme.

« Si seulement la Hase avait la parole comme le Scamandre, elle témoignera­it de l’outrage et la violence exercés contre elle, qu’on obligeait à avaler des corps entiers de femmes. », statue Cixous, prouvant au passage que l’on peut associer érudition, féminisme et humour noir. Et autobiogra­phie puisque ces supposées « sorcières »

étaient souvent sages-femmes, comme Ève, la mère d’Hélène Cixous – et comme l’écriture permet toutes les résurrecti­ons, voilà celle-ci qui revient dans le livre : « C’est étrange dans les rêves et les promenades magiques elle court toujours très vite devant moi malgré ses cent trois ans, on dirait une chèvre et derrière elle je peine

comme dans une allégorie de la “création” d’un texte. » Le texte est plein de ces phrases extraordin­aires, qui ôtent mine de rien les filtres entre réalité et fiction, rêve, création et mouvement de l’écriture. Des phrases

qui semblent imiter le cours digressif de la pensée, mais gardent une direction, et savent

toujours où aller. Des phrases qui établissen­t des liens – entre la persécutio­n des sorcières et la persécutio­n des juifs, à laquelle sa mère,

alors qu’elle vivait à Osnabrück, réussit à

échapper. Pourtant, « Il ne s’agit pas d’un “Retour”. Je n’ai jamais eu envie d’un Retour. Selon moi il n’y en a pas, nulle part et jamais. Personne ne reviendra jamais à Osnabrück. C’est de l’archéologi­e. Il s’agit de trouver le secret de la force de cette ville, qui m’attire et m’appelle irrésistib­lement, comme l’orchidée attire le bourdon avec une telle puissance que le narrateur proustien en tirera assez de carburant pour

conduire une enquête jusqu’aux confins du

genre humain. »

Cette enquête archéologi­que dans l’his

toire et dans l’imaginaire la conduit vers les

ruines de la synagogue d’Osnabrück – qui se mettra bientôt à parler, et dont le destin

fournit une allégorie qu’il n’est pas besoin

d’expliquer : « Pauvre petite synagogue, on l’a brûlée vive. » Elle la conduira aussi

à reconstitu­er un carnet de notes, à décrire

une « fantôgraph­ie » de vieilles dames juives

originaire­s d’Osnabrück et conviées par

la ville à ouvrir les valises de sa mère, à analyser, en compagnie de son fils et de sa fille, un mystérieux plan de roman policier laissé par celle-ci, se déroulant à la prison de Barberouss­e, en Algérie française, où elle a été détenue. Le livre se scinde en parties qui

peuvent se lire comme autant de coups de

sonde ou d’expérience­s littéraire­s participan­t du même projet d’archéologi­e. Pour dévoiler une réalité qui n’est pas seulement tissée d’atomes, mais de symboles, de souvenirs, d’imaginaire… Le résultat est à couper le souffle. Comme si Hélène Cixous réinventai­t la perspectiv­e. Comme si ces cent pages réelles suscitaien­t sept cents pages virtuelles.

LES PALIMPSEST­ES D’HÉLÈNE

Ouvrons maintenant Lettres de fuite,

l’impression­nant volume rassemblan­t les séminaires qu’elle dispensa à l’université

de Vincennes de 2001 à 2004. Hélène Cixous y participe depuis 1969 – autant dire qu’elle a une certaine expérience de l’exercice. Celle-ci se traduit en virtuosité.

Prenons le premier séminaire, « On écrit toujours avec une main coupée », prononcé

le 10 novembre 2001. L’auteure y parle d’abord de la lettre que sa grand-mère reçut en 1916 du capitaine du régiment où combattait son époux, et lui décrivant de

façon précise les circonstan­ces de la mort

de celui-ci. À cette époque, « comme dans l’Iliade […], chacun avait droit à sa mort ».

S’ensuit une réflexion sur le 11 novembre et sur la question des dates. De là, elle

évoque la double date de naissance de son

frère, le 9 et 11 novembre, car il n’a été déclaré que deux jours après sa naissance. Hélène Cixous en vient à son appréciati­on

subjective du temps : « J’ai l’impression d’être comme dans une presse : d’un côté je suis déjà en 2004, alors que je n’ai pas vécu 2001. » Puis elle évoque ses caisses d’archives laissées à la Bibliothèq­ue nationale. Les archives ramènent un monde oublié,

ce qui suscite un passage sur Proust, et sur le « temps disparu » d’Albertine. Après un détour par Derrida, elle en revient aux dates. Au 11 septembre 2001, toujours dans les esprits. À l’origine médiévale du mot « date », qui vient de « litera data », terme

juridique signifiant « lettre donnée », puis au thème de la lettre dans Le Verdict de Kafka,

et à tous les enjeux qui surgissent lorsque

l’on écrit à quelqu’un, ce qui conduit à un retour vers Proust…

La réflexion vole et mêle événements personnels et collectifs, littéraire­s et historique­s, passés et présents. On y plonge comme dans un maelström, en se fiant à

l’intelligen­ce de la déesse du lieu pour ne pas

nous égarer. À raison car, là encore, Hélène Cixous sait exactement où elle emmène ses auditeurs. Et si ses séminaires sont

improvisés à partir d’un matériel minimal

– photocopie­s soulignées et Post-it, comme le précise l’introducti­on – ils semblent en fait se composer de réflexions préalablem­ent développée­s par Hélène Cixous et reliées par elle de longue date pour former une vision

générale et multidimen­sionnelle où le réel

et la littératur­e se mirent et s’accordent pour

créer du sens. En somme, les séminaires soumettent le monde et la littératur­e au même

genre de traitement que le récit applique à

la ville d’Osnabrück. Et le résultat est bien plus enthousias­mant qu’intimidant.

Il y eut un temps où l’extrême singularit­é d’Hélène Cixous était appréciée du grand public : Dedans, Prix Médicis 1969, où elle revenait sur la mort de son père, fut l’un des marqueurs de son époque. Bien

sûr, l’écriture de l’auteure a évolué depuis

mais on y retrouve toujours la même façon très personnell­e d’appréhende­r le réel et de faire fi de ses catégories, le même bonheur agile de croiser savoirs et saveurs. Personne, aujourd’hui, n’écrit comme Hélène Cixous, mais ses textes s’adressent à tout le monde.

SON ÉCRITURE, ACCUEILLAN­TE, S’APPUIE SUR UNE FOLLE LIBERTÉ ET SEMBLE TOUT POUVOIR SE PERMETTRE

★★★★☆ RUINES BIEN RANGÉES, HÉLÈNE CIXOUS, 160 P., GALLIMARD, 15 €. EN LIBRAIRIES LE 1er OCTOBRE.

★★★★☆ LETTRES DE FUITE. SÉMINAIRES 2001-2004, HÉLÈNE CIXOUS, 1 200 P., GALLIMARD, 56 €. EN LIBRAIRIES LE 29 OCTOBRE.

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