L’événement : Hélène Cixous
La romancière, essayiste et dramaturge Hélène Cixous a marqué de son empreinte la production intellectuelle des xxe et xxie siècles. En cet automne, elle nous gratifie de deux publications inédites : un bref récit et un recueil de ses séminaires. On y retrouve ses thèmes de prédilection ainsi que son écriture, si particulière, mêlant érudition, inventivité et imaginaire onirique.
Pourquoi Hélène Cixous, 83 ans et de longue date nobélisable, est-elle réputée difficilement lisible ? À cause de son amitié avec Jacques Derrida, le philosophe de la déconstruction, régulièrement accusé de tous les maux dont souffrirait la pensée, et dont elle est la lectrice privilégiée ? Parce que son essai Le Rire de la Méduse a fait d’elle une figure
d’un certain féminisme intellectuel ? Parce qu’elle a, depuis, beaucoup écrit – plus de trente fictions, plus de quinze essais, une
foison de pièces de théâtre? Parce qu’elle lança les études féminines à la faculté de Vincennes? Ou en raison de sa proximité avec la solaire Ariane Mnouchkine, qui joue régulièrement ses pièces ? Certes, tout cela vous pose une femme – ou plutôt la transforme en statue collectionnant sur sa personne d’intimidants signes extérieurs d’intellectualité…
« Les présupposés sur ma personne ne disent rien de moi, mais beaucoup sur ceux qui les projettent », confiait Hélène Cixous au Magazine littéraire en 2016. À raison.
Il suffit d’ouvrir ses livres pour s’en rendre
compte : la prose d’Hélène Cixous n’est pas intimidante ou hermétique. Au contraire, elle est accueillante, puisqu’elle héberge à la fois la petite et la grande histoire, le passé, le présent et le rêve, le personnel et le collectif, mots-valises et mots d’ailleurs, et invite le lecteur à y apporter sa petite cuisine imaginaire. Certes, elle demande, pour que
l’on profite de ses richesses, un effort de
concentration légèrement supérieur à celui que requiert la lecture d’un polar d’été. Mais elle prodigue en retour les mêmes chocs de lecture que lorsque vous ouvrez pour la première fois un texte de Bruno Schulz, et découvrez que les métaphores peuvent soudain prendre vie et que tendre l’oreille peut s’entendre au sens littéral. Chez Cixous, l’écriture s’appuie sur des mots inventés, des phrases décrochées capables de courir sur plusieurs paragraphes. Elle s’appuie surtout sur une folle liberté et semble tout pouvoir se permettre.
RUINES MYSTÉRIEUSES
Hélène Cixous publie aujourd’hui deux ouvrages. Un bref récit, Ruines bien rangées, et un impressionnant volume rassemblant les textes des séminaires qu’elle donna de 2001 à 2004, Lettres de fuite.
Ouvrons le récit et laissons-nous porter par nos impressions de lecture. Nous voilà donc nous promenant dans les rues d’Osnabrück (Basse-Saxe, Allemagne) en compagnie d’Hélène Cixous, et il y a de la magie dans l’air – celle qui est inscrite dans l’écriture. Elle permet d’évoquer, tout en racontant le présent, les « temps Antisorcières » et ces femmes réputées magiciennes, comme la mère du mathématicien Kepler, que l’on jetait volontiers à l’eau pour tester leur degré de satanisme.
« Si seulement la Hase avait la parole comme le Scamandre, elle témoignerait de l’outrage et la violence exercés contre elle, qu’on obligeait à avaler des corps entiers de femmes. », statue Cixous, prouvant au passage que l’on peut associer érudition, féminisme et humour noir. Et autobiographie puisque ces supposées « sorcières »
étaient souvent sages-femmes, comme Ève, la mère d’Hélène Cixous – et comme l’écriture permet toutes les résurrections, voilà celle-ci qui revient dans le livre : « C’est étrange dans les rêves et les promenades magiques elle court toujours très vite devant moi malgré ses cent trois ans, on dirait une chèvre et derrière elle je peine
comme dans une allégorie de la “création” d’un texte. » Le texte est plein de ces phrases extraordinaires, qui ôtent mine de rien les filtres entre réalité et fiction, rêve, création et mouvement de l’écriture. Des phrases
qui semblent imiter le cours digressif de la pensée, mais gardent une direction, et savent
toujours où aller. Des phrases qui établissent des liens – entre la persécution des sorcières et la persécution des juifs, à laquelle sa mère,
alors qu’elle vivait à Osnabrück, réussit à
échapper. Pourtant, « Il ne s’agit pas d’un “Retour”. Je n’ai jamais eu envie d’un Retour. Selon moi il n’y en a pas, nulle part et jamais. Personne ne reviendra jamais à Osnabrück. C’est de l’archéologie. Il s’agit de trouver le secret de la force de cette ville, qui m’attire et m’appelle irrésistiblement, comme l’orchidée attire le bourdon avec une telle puissance que le narrateur proustien en tirera assez de carburant pour
conduire une enquête jusqu’aux confins du
genre humain. »
Cette enquête archéologique dans l’his
toire et dans l’imaginaire la conduit vers les
ruines de la synagogue d’Osnabrück – qui se mettra bientôt à parler, et dont le destin
fournit une allégorie qu’il n’est pas besoin
d’expliquer : « Pauvre petite synagogue, on l’a brûlée vive. » Elle la conduira aussi
à reconstituer un carnet de notes, à décrire
une « fantôgraphie » de vieilles dames juives
originaires d’Osnabrück et conviées par
la ville à ouvrir les valises de sa mère, à analyser, en compagnie de son fils et de sa fille, un mystérieux plan de roman policier laissé par celle-ci, se déroulant à la prison de Barberousse, en Algérie française, où elle a été détenue. Le livre se scinde en parties qui
peuvent se lire comme autant de coups de
sonde ou d’expériences littéraires participant du même projet d’archéologie. Pour dévoiler une réalité qui n’est pas seulement tissée d’atomes, mais de symboles, de souvenirs, d’imaginaire… Le résultat est à couper le souffle. Comme si Hélène Cixous réinventait la perspective. Comme si ces cent pages réelles suscitaient sept cents pages virtuelles.
LES PALIMPSESTES D’HÉLÈNE
Ouvrons maintenant Lettres de fuite,
l’impressionnant volume rassemblant les séminaires qu’elle dispensa à l’université
de Vincennes de 2001 à 2004. Hélène Cixous y participe depuis 1969 – autant dire qu’elle a une certaine expérience de l’exercice. Celle-ci se traduit en virtuosité.
Prenons le premier séminaire, « On écrit toujours avec une main coupée », prononcé
le 10 novembre 2001. L’auteure y parle d’abord de la lettre que sa grand-mère reçut en 1916 du capitaine du régiment où combattait son époux, et lui décrivant de
façon précise les circonstances de la mort
de celui-ci. À cette époque, « comme dans l’Iliade […], chacun avait droit à sa mort ».
S’ensuit une réflexion sur le 11 novembre et sur la question des dates. De là, elle
évoque la double date de naissance de son
frère, le 9 et 11 novembre, car il n’a été déclaré que deux jours après sa naissance. Hélène Cixous en vient à son appréciation
subjective du temps : « J’ai l’impression d’être comme dans une presse : d’un côté je suis déjà en 2004, alors que je n’ai pas vécu 2001. » Puis elle évoque ses caisses d’archives laissées à la Bibliothèque nationale. Les archives ramènent un monde oublié,
ce qui suscite un passage sur Proust, et sur le « temps disparu » d’Albertine. Après un détour par Derrida, elle en revient aux dates. Au 11 septembre 2001, toujours dans les esprits. À l’origine médiévale du mot « date », qui vient de « litera data », terme
juridique signifiant « lettre donnée », puis au thème de la lettre dans Le Verdict de Kafka,
et à tous les enjeux qui surgissent lorsque
l’on écrit à quelqu’un, ce qui conduit à un retour vers Proust…
La réflexion vole et mêle événements personnels et collectifs, littéraires et historiques, passés et présents. On y plonge comme dans un maelström, en se fiant à
l’intelligence de la déesse du lieu pour ne pas
nous égarer. À raison car, là encore, Hélène Cixous sait exactement où elle emmène ses auditeurs. Et si ses séminaires sont
improvisés à partir d’un matériel minimal
– photocopies soulignées et Post-it, comme le précise l’introduction – ils semblent en fait se composer de réflexions préalablement développées par Hélène Cixous et reliées par elle de longue date pour former une vision
générale et multidimensionnelle où le réel
et la littérature se mirent et s’accordent pour
créer du sens. En somme, les séminaires soumettent le monde et la littérature au même
genre de traitement que le récit applique à
la ville d’Osnabrück. Et le résultat est bien plus enthousiasmant qu’intimidant.
Il y eut un temps où l’extrême singularité d’Hélène Cixous était appréciée du grand public : Dedans, Prix Médicis 1969, où elle revenait sur la mort de son père, fut l’un des marqueurs de son époque. Bien
sûr, l’écriture de l’auteure a évolué depuis
mais on y retrouve toujours la même façon très personnelle d’appréhender le réel et de faire fi de ses catégories, le même bonheur agile de croiser savoirs et saveurs. Personne, aujourd’hui, n’écrit comme Hélène Cixous, mais ses textes s’adressent à tout le monde.
SON ÉCRITURE, ACCUEILLANTE, S’APPUIE SUR UNE FOLLE LIBERTÉ ET SEMBLE TOUT POUVOIR SE PERMETTRE
★★★★☆ RUINES BIEN RANGÉES, HÉLÈNE CIXOUS, 160 P., GALLIMARD, 15 €. EN LIBRAIRIES LE 1er OCTOBRE.
★★★★☆ LETTRES DE FUITE. SÉMINAIRES 2001-2004, HÉLÈNE CIXOUS, 1 200 P., GALLIMARD, 56 €. EN LIBRAIRIES LE 29 OCTOBRE.