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LE PORTRAIT

Pascal Bruckner

- Fabrice Gaignault

Souvenir de jeunesse, Lunes de fiel, découvert chez mes parents, est paru à l’époque où les rapports entre certains hommes et certaines femmes épousaient les règles d’un jeu égalitaire libertin. Faites l’amour, pas la guerre des sexes. Et la découverte que l’amour n’était pas forcément ce que j’imaginais. L’amour fou de Breton, l’amour courtois de Tristan et Yseut, l’amour à mort d’Héloïse et Abélard, certes, mais il y avait aussi, ô infinie déception, l’amour pathétique, sensuel et sans suite, tel que le décrivait aussi Pascal Bruckner. Je rencontrai beaucoup plus tard l’écrivain, qui avait alors déserté les rivages du roman pour celui de l’essai. On le rangeait parmi les nouveaux philosophe­s. Philosophe, il l’était à sa manière, dans l’acception populaire du terme, placide comme un Anglais, avec quelque chose d’ironique dans le regard amusé sur le spectacle du monde, parfois inquiétant, souvent grotesque, et aussi une petite flamme gourmande qui éclairait ses yeux pour s’en échapper et couver du regard les jolies femmes.

PENSEUR IMPÉNITENT

Pascal Bruckner ne fait certaineme­nt pas ses 71 ans. Il a quelque chose d’un Mick Jagger courant devant la vie, ayant fait le serment de ne jamais se laisser aller. De ne jamais se laisser pourrir par le manque d’exercices physiques et mentaux. Ses cheveux à la coupe années 1970 encadrent un visage longiligne qui serait mélancoliq­ue si les yeux, parfois glacés de bleu comme une de ces parois de montagne qu’il aime escalader, ne se mettaient à pétiller de rire devant la plaisanter­ie que nous offre parfois notre société. Ce gymnaste de l’esprit est un fils naturel de Diderot qui aurait lu Voltaire, Kundera et Roth, et ne se laisserait pas démonter par la dictature des anathèmes. Son nouveau livre, Un coupable presque parfait, sous-titré La constructi­on du bouc émissaire blanc, ne va pas arranger ses affaires. Pourquoi « presque », lui demandéje ? « Parce que l’homme blanc n’est pas complèteme­nt coupable, m’explique-t-il de sa voix monocorde qui s’interdit d’élever le ton. J’essaie d’apporter des circonstan­ces atténuante­s à ce spécimen humain accablé de tous les malheurs du monde. » Certains ont parlé de « brûlot », ce qui peut paraître excessif tant cet essai laisse peu de fenêtres de tir aux apôtres de la « nouvelle triade directemen­t importée des USA: le genre, l’identité et la race ». Brûlot ? Pas à ses yeux. « C’est une étude très précise sur les dérives identitair­es et racialiste­s qui se contentent de reprendre les pires théories racistes du xixe siècle. C’est incroyable, cette dégringola­de en quelques décennies. Dans les années 1970-1980, la couleur de peau, les croyances religieuse­s n’avaient aucune importance. » Le ton est donné. Il poursuit : « J’avais anticipé ces égarements, notamment dans Le Sanglot de l’homme blanc publié en 1983, et dans La Tyrannie de la pénitence publié en 2006. Et puis, l’hiver dernier, je me suis aperçu que le mot “Blanc” revenait de plus en plus dans les discours. J’ai commencé à écrire là-dessus. J’ai fait une première version, que mon éditeur Olivier Nora a trouvée trop polémique. Arrive l’affaire George Floyd, et tout ce que j’avais anticipé déferle à la puissance mille : le Blanc se voit accusé de tous les péchés du monde et, du coup, Nora m’a dit : “Tu avais raison, ta première version mérite d’être musclée.” »

Grasset, sa maison d’édition, est cet automne dans une situation très schizophré­nique. À côté du livre de Pascal Bruckner sort celui d’Alice Coffin, cette militante lesbienne féministe ayant affirmé à la télé que tous les hommes sont des barbares, et un autre ouvrage de Léonora Miano sur la rencontre Afrique-Europe

[lire page 112]. Les services de presse chez Grasset doivent être assez surréalist­es. Que ne ferait-on pas pour des plateaux télé ? Bruckner n’épargne pas non plus dans son livre une célébrité maison comme Virginie Despentes, qui, rappelle-t-il, avait affirmé

« aimer » les meurtriers du Bataclan. Cette violente animosité, sans doute réciproque, ne risque pas de gâcher les déjeuners feutrés chez Drouant : nouveau membre de l’Académie Goncourt (après avoir manqué l’Académie française), Pascal Bruckner y remplace Bernard Pivot, démissionn­aire. Virginie Despentes est partie aussi, remplacée par Camille Laurens…

L’HOMME BLANC EST CE SPÉCIMEN HUMAIN ACCABLÉ DE TOUS LES MALHEURS DU MONDE

DANS L’OEIL DU CYCLONE

Dénoncer la montée en puissance de l’intoléranc­e n’est pas de tout repos. Honni par certains : « Retourne chez toi, sale enculé », lui a aimablemen­t soufflé à l’oreille à une terrasse de café un Algérien, pensant sans doute qu’il était juif ou israélien. « On me prend pour un juif à cause de mon nom, alors que je suis catholique, et de père

collabo antisémite. Mieux vaut en rire, c’est le parti que j’en ai pris, même si évidemment ça amusait beaucoup moins mon père. » Du coup, ça l’a, dit-il, « judaïsé ». Bruckner a des ennemis. Houria Bouteldja et Rokhaya Diallo, par exemple. « Elles m’ont fait un procès à la suite de mes déclaratio­ns au lendemain des attentats de Charlie. J’avais dit qu’il fallait juger les complices idéologiqu­es qui ont armé les mains des tueurs, au nombre desquels les Indigènes de la République et les Indivisibl­es. Ils m’ont réclamé 30 000 euros de dommages-intérêts. Leurs déclaratio­ns concernant Charlie avant le massacre sont accablante­s. J’ai gagné. Une associatio­n a fait appel et a encore perdu. Je ne me plains pas, ce sont nos ennemis qui nous aident à survivre. En 1983, à l’époque de la sortie du Sanglot de l’homme blanc, j’étais seul contre la meute, même si Libération m’avait soutenu grâce à Antoine de Gaudemar. Ce livre est aujourd’hui considéré comme un classique, et toute une frange de l’intelligen­tsia est désormais d’accord avec moi. Je me sens poussé par un mouvement à la fois intellectu­el et politique, souvent des gens de gauche. » Bruckner ne cache pas être assez proche de Manuel Valls et du Printemps républicai­n. Cela n’empêche pas cet habitué des prétoires et des controvers­es de s’imaginer un jour interdit de parole à Sciences-Po ou ailleurs, le prix à payer pour un intellectu­el refusant de se soumettre à l’autocensur­e. Je lui demande comment, devant cette avalanche de procès, d’insultes, de menaces, il peut conserver cet air stoïque et imperturba­ble qui est un peu sa marque de fabrique. Il me répond : l’enfance, celle de la maladie et des cris familiaux qui l’ont vacciné contre le bruit et la fureur.

L’OMBRE DU PÈRE

Rembobinon­s : Pascal Bruckner a un an et regarde tomber la neige dans un petit village d’Autriche, dont il comprendra plus tard que c’était l’endroit où son père s’était sans doute caché des autorités d’occupation françaises. Ingénieur, il était parti travailler pour Siemens à Vienne et, lors de l’arrivée des Russes en mars 1945, s’était enfui avec sa maîtresse nazie pour se cacher à l’ouest de l’Autriche, dans un coin perdu du Vorarlberg. Ses années en sanatorium en Autriche et aussi en Suisse restent ses meilleurs souvenirs d’enfance, sans doute parce qu’il était loin du cauchemar familial. « J’ai eu une jeunesse très heureuse parce que j’ai échappé à l’horreur des engueulade­s de mes parents à cause, ou grâce, devrais-je dire, à ma tuberculos­e. J’ai aimé pour cette raison les sanatorium­s. Quand je suis revenu, c’étaient des clashs permanents. Ma mère faisait des crises d’épilepsie, on l’a soignée avec des électrocho­cs ; mon père disait qu’elle était folle et la terrorisai­t avec sa force. Il pouvait être adorable et se transforme­r en brute en quelques minutes. Si j’avais été une fille, j’aurais morflé. »

Bruckner s’est toujours méfié des engagement­s idéologiqu­es reposant davantage sur une passion totalitair­e que sur un discours rationnel. « Je n’ai jamais été dans la mouvance gauchiste. Juste curieux de la radicalité maoïste ou trotskyste, mais sans la partager. » Son parcours pourrait être défini comme celui d’un homme allergique aux causalités uniques, aux explicatio­ns globalisan­tes. « Je me suis construit contre mes parents. Avec des parents libéraux, tout aurait été trop facile, donc fatal à l’écriture. » L’écrivain a attendu que son père disparaiss­e avant de publier Un bon fils, en 2014. « Je l’avais prévenu que j’écrivais un

livre sur lui, il m’a dit : “Fais ce que tu veux, ça m’est égal, je ne vais pas changer d’avis aujourd’hui !” Finalement, je conserve de l’affection pour lui, il a été courageux à la fin, même si sa haine morbide des juifs ne l’a jamais quitté. Comme m’a dit Olivier Nora en riant : “Enfin un antisémite qui assume !” »

Bruckner s’est fait connaître à 28 ans pour son premier ouvrage écrit en collaborat­ion avec Alain Finkielkra­ut, Le Nouveau Désordre amoureux, hymne à l’amour libre en vogue dans les années 1970. Puis il y eut, trois ans plus tard, Lunes de fiel, son premier roman, un succès adapté à l’écran par Roman Polanski. Marié très jeune, père d’Éric, 50 ans, secrétaire de rédaction, cet

« J’AI UN AMOUR DE L’EXISTENCE INALTÉRABL­E, C’EST MON MÉTABOLISM­E PROFOND »

homme au sourire juvénile a ensuite vécu quinze ans avec la psychanaly­ste Caroline Thompson, fille de la réalisatri­ce Danièle Thompson, avec laquelle il a eu Anna, aujourd’hui assistante juridique au bureau du procureur de New York. Bruckner partage depuis quelques années la vie d’une femme originaire du Rwanda, de vingtquatr­e ans plus jeune que lui.

INFATIGABL­E ÉPICURIEN

« J’ai un amour de l’existence qui est inaltérabl­e. C’est mon métabolism­e profond, s’enflamme-t-il tout en gardant son ton neutre et pince-sans-rire. J’aime voyager, m’amuser, marcher, courir, et pratiquer la randonnée en amateur. “Tu es un Bidochon de la montagne”, m’a dit un jour JeanChrist­ophe Rufin, et je revendique tout à fait ça. Je ne suis bien qu’à la montagne, été comme hiver. Si vous perdez l’enchanteme­nt de l’existence, l’émerveille­ment au quotidien, vous êtes mort. Bien sûr, lorsque j’observe le passage du temps, je ne peux qu’être accablé, comme l’est mon ami Alain Finkielkra­ut. Nous avons dîné ensemble chez des amis il y a quelques jours. C’était assez émouvant. Nous nous sommes peu vus pendant une trentaine d’années, nous qui étions inséparabl­es dans notre jeunesse. Alain a voulu, à raison, sortir de l’amitié adolescent­e, qui était une amitié fusionnell­e, à partir du moment où il s’est marié. Je vois bien que lui et moi n’avons pas tout à fait la même conception de la grande maturité, qu’il voit comme une déchéance et moi, comme une dernière chance. Mais son désespoir est toujours subtil et argumenté, et il me stimule. Le malheur du grand âge, c’est l’amertume. Vieillir, c’est courir le risque de s’aigrir. Je m’efforce d’y résister en cultivant des ancrages passionnel­s forts : me mettre au piano dès le matin et me dire qu’une belle journée pleine de hasards m’attend. J’aime la musique, la littératur­e, l’écriture, le plaisir sous toutes ses formes. J’espère rester dans l’euphorie de la chair le plus tard possible. Ma compagne et moi avons trouvé la bonne formule : nous vivons séparément, elle en Belgique, moi à Paris, ce qui permet de ménager une certaine surprise quand nous nous retrouvons. » L’année prochaine, cet homme deux fois grand-père partira peut-être gravir un 4 000 mètres avec une bande de copains. Un défi de plus pour un être jamais aussi heureux que dans le challenge intellectu­el et physique. Pascal Bruckner ou la jouissance de soulever des montagnes.

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